Krishnamurti est un auteur attirant pour plusieurs raisons. Il écrit avec des mots simples, pas besoin de dictionnaire ou de connaissances philosophiques ou religieuses poussées, il ne fait jamais référence à personne d’autre, et plonge toujours sa réflexion dans une intériorité où ne se trouve que le « moi », donc que tout le monde, homme ou femme, instruit ou non, pourrait saisir et explorer par soi-même pour établir sa « révolution psychologique », régler ses problèmes et devenir une personne authentique.


Sa pensée attire parce qu’elle sait unir radicalité et douceur. Krishnamurti professe un abandon de toute forme d’autorité : la critique de la religion, de l’État et de l’idéologie y est totale, sans appel. Il cherche une libération des gourous, des chefs, des maîtres, de l’argent, des biens, de tous les modes de pensée qui obstruent le rapport à nous-mêmes et au réel. Il cherche à retrouver une vision authentique, « totale ». Cela implique non pas une action politique, du moins pas dans le sens restreint du terme, ni jamais au premier abord. Il faut d’abord opérer une révolution sur soi. En cela, Krishnamurti se trouve dans une veine de non-violence illustrée par Gandhi. Sauf qu’il ne s’adresse pas à une communauté, ni à l’humanité entière, mais directement aux individus, car ce n’est que dans la sphère de l’individu que, pour lui, la liberté peut être trouvée ; toute communauté aliène l’individu, et en tant que telle est sujette à soupçon, voire à un rejet de principe.


Cette « libération de l’individu », qu’il appelle souvent « révolution psychologique », part du présupposé qu’il y a un noyau central dans l’individu, un « caractère » qui n’appartient qu’à lui. Le but serait de prendre conscience de ce caractère inaliénable et personnel ; après cette prise de conscience, toutes les actions de notre vie seront dirigées par la connaissance de notre personnalité, nous agirons en fonction d’elle, et ainsi agirons librement.


L’idée de ce « noyau d’identité » est loin d’être une évidence pour moi, et c’est sur ce point que Krishnamurti me semble achopper. Pour ceux qui en ont déjà fait l’expérience, essayer de se saisir soi-même, de trouver la racine de sa personnalité et de son être, ne mène qu’à du vide. Plonger en soi-même amène toujours (du moins dans mon cas, et dans le cas de mes auteurs, poètes et philosophes préférés) à rencontrer un mouvement perpétuel et non quelque chose de stable. On peut citer par exemple Montaigne, l’un de ceux dans la philosophie occidentale qui s’est examiné avec le plus d’attention, finissant par dire : « Je ne peins pas l’être. Je peins le passage. »


L’identité n’est pas donnée, elle se construit, en fonction des « rencontres » (j’emprunte le terme à Gilles Deleuze) que l’on fait. C’est l’extérieur qui nous modèle : où l’on naît, où l’on vit, où l’on apprend, où l’on travaille, etc. Poser un regard critique sur ces lieux et ces groupes ne vient pas d’une vision de l’individu, mais de la mise en perspective de ces lieux et de ses groupes. Contrairement à Krishnamurti, pour qui la lecture est elle aussi une forme d’aliénation, je dirais que c’est justement la lecture qui nous permet de mettre à distance les formes d’aliénation ; bien qu’elle soit une forme d’aliénation, elle nous permet de questionner cette aliénation. Parce que, à bien y regarder, si on suit Krishnamurti, tout est aliénation. Et si, comme je le pense, il n’y a pas de racine de l’individu, se séparer de toute aliénation est impossible ; il faut donc choisir les aliénations les meilleures (ou les « moins pires », selon votre perspective).


La liberté n’est pas le fait d’être séparé de tout groupe et de toute aliénation, ce qui est utopique, mais le fait d’exercer son jugement avec le plus de hauteur et de critique possible. Face à quelque chose, on n’aura pas la mystique « vision totale » de Krishnamurti, car cette vision n’existe sans doute pas, mais on aura la vision la plus haute en fonction de ce qu’on aura vécu, ce qu’on aura lu, de ce qu’on aura médité. Dans ce processus de libération, l’art a une place centrale, car c’est lui qui permet le mieux cette mise en perspective. Contrairement à Krishnamurti, je ne dirais pas seulement « plongez en vous-mêmes », je dirais « plongez dans les livres et les œuvres d’art, puis replongez en vous-mêmes, soupesez ce que vous avez vu ou lu, méditez-le, et sortez en grandis ». Penser par soi-même, c’est toujours penser en dialogue.


(J'ai écrit l'original de cette critique ici : http://wildcritics.com/?q=critiques/vivre-dans-un-monde-en-crise-jiddu-krishnamurti)

Clment_Nosferalis
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le 11 août 2015

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