Black Hole Sun
Je prend ma plume pour t'écrire à nouveau Ferdinand (http://www.senscritique.com/livre/Mort_a_credit/critique/11709471), entre nous, on peut pas laisser de non-dits. Tu m'as mis une belle claque au...
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le 24 juin 2014
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Nous n'étions donc plus rien qu'entre nous ? Les uns derrière les autres ? La musique s'est arrêtée. En résumé, que je me suis dit alors, quand j'ai vu comment ça tournait, c'est plus drôle ! C'est tout à recommencer ! J'allais m'en aller.
Mais trop tard !
Ils avaient refermé la porte en douce derrière nous les civils.
On était faits, comme des rats.
Par ce paragraphe, s'achève une introduction se déroulant comme une discussion de tous les jours, un débat un peu bête mais absolument pas méchant sur l'actualité, et qui aboutit à un coup de tête aussi inconscient que ceux qui parsèment nos jeunesses imprudentes. Par ce paragraphe, commence un long, très long voyage dans les méandres de l'Homme, guidé par le Roi du Désespoir, revenu de son propre Enfer démuni des bagages émotionnels pouvant alourdir une morale détruite par la guerre. Sans doute est-ce pour cela que, lorsque ce livre est étudié, outre le travail antisémite de l'auteur bien entendu, on ne cite ou récite que son "traité" sur la Première Guerre Mondiale.
Mais le livre est infinimment plus riche que ça... Il est riche à l'infini littéralement, se redécouvre incessamment tout le long de sa propre existence, avec des approbations progressives au fil de nos propres observations sur l'état de l'humanité. Car malgré son contexte, malgré le regard forcément vieilli sur le colonialisme, malgré l'évocation rêveuse de New York et de la revendication désormais désuète d'une culture Parisienne, il a su s'ancrer dans la modernité éternelle grâce à un style du tonnerre de Dieu. Céline enchaine les formules comme les balles sur son propre siècle, sur ses illusions perdues, sur lui-même aussi.
"Lorsqu'un homme ne sait plus où aller, il retrouve toujours son chemin en revenant dans sa chambre chez sa mère."
"Trahir, qu'on dit, c'est vite dit. Faut encore saisir l'occasion. C'est comme d'ouvrir une fenêtre dans une prison trahir. Tout le monde en a envie, mais c'est rare qu'on puisse."
"Voyager, c'est bien utile, ça fait travailler l'imagination. Tout le reste n'est que déceptions et fatigues. Notre voyage à nous est entièrement imaginaire."
"Je ne pipais pas pendant qu'il me parlait. Il en fut donc pour ses frais de confidences."
On pourrait continuer longtemps... Il faudrait citer le livre entier en fait. Céline amène l'argot à des traits d'esprit qui, effectivement, peuvent surgir par surprise dans la bouche des gens sans que l'on y prête plus attention que ça, qui se perdent dans les fumées d'une conversation, mais voici que cet homme non seulement en récupère l'essence mais en plus le sublime en les transposant à travers son désespoir démesuré. Sa lumière obscure, il s'en sert pour nous exposer, sans aucune concession, la nature même de l'Homme avec l'autre et lui-même, avec son environnement qui n'est qu'un plateau pour son spleen et sa solitude trafiquée par la foule, et les maigres aventures de Ferdinand (qui forment bien plus une réflexion qu'une réelle histoire, et c'est ce qui renforce la puissance de son voyage) sont en parfaite adéquation avec ses pérégrinations dignes d'un fantôme pourrissant ce qu'il peut pourrir. Par fierté de n'être moins que rien, comme tout le monde, et de savoir qu'il mourra pour rien, puisqu'il n'y a que comme ça qu'on ne vit pas pour mourir pour d'autres... Ses aventures avec les femmes aussi, toutes chargées d'implacabilité, mais également d'une réelle impuissance à dépasser leurs médiocrités, m'ont profondément touché au-milieu de l'horreur continue, alors que l'émotion n'est pas exactement le but le plus explicite.
En fait, "Voyage au bout de la nuit" est définitif. Dans le sens le plus total du mot. Et c'est ce qui fait sans doute qu'il est le dernier livre autant commenté à avoir été publié.
Parce qu'il en a rien à foutre que vous l'aimiez ou non.
Tout ce qu'il veut, c'est que vous compreniez bien que, face à l'Enfer du monde et à l'absurdité de la Vie, il n'y a finalement que notre spleen et notre fidélité à celle-ci qui nous permet d'y trouver du divertissement. Spleen que nous ne pouvons ressentir que vivant, même parmi les morts-vivants, et finalement, même pourri on reste vivant.
De loin, le remorqueur a sifflé ; son appel a passé le pont, encore une arche, une autre, l'écluse, un autre pont, loin, plus loin...
Il appelait vers lui toutes les péniches du fleuve toutes, et la ville entière, et le ciel et la campagne, et nous, tout qu'il emmenait, la Seine aussi, tout,
Qu'on n'en parle plus.
Par ce paragraphe s'achève le voyage, aussi fascinant qu'un homme savourant son agonie. Si l'échange final entre Robinson et sa femme s'épuise lui-même de son intensité sur la longueur, le roman se termine comme un profond soulagement. Comme si une ombre disparaissait, justement sur l'eau, et qu'il fallait tenter de l'oublier. Mais que la nuit, elle, revient tous les jours.
Je suis bien trop petit pour analyser suffisamment bien un tel travail de titan, alors je ne peux que vous recommander chaudement de plonger dans ce fleuve digne d'"Apocalypse Now", dont on ne revient pas, mais qui nourrit votre soleil noir personnel pour le restant de sa vie.
"La vérité, c'est une agonie qui n'en finit pas. La vérité de ce monde c'est la mort. Il faut choisir, mourir ou mentir. Je n'ai jamais pu me tuer moi."
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Créée
le 19 mai 2022
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