mars 2006:
Pouvait-on faire mieux que Flaubert? C'est le genre de questions que je me posais avant d'avoir vu ce monstre de livre. Monstrueux c'est le mot quand on se prend une gifle mémorable. Quand on lit le voyage on ne lit plus comme avant. Le génie vous crache à la gueule.

Céline nous vomit sa haine et son amertume, sa tristesse et sa peur dans un élan incroyablement violent et beau, cynique et désespéré dans un style magnifique, ahurissant de simplicité, d'intelligence et de joliesse, avec une foultitude de mouvements, de recherche, de puissance et d'innovation, mêlant argot, familiarité et richesse du vocabulaire, simplicité syntaxique et complexité nouvelle.

C'est un feu d'artifices à chaque strophe. Quand Flaubert m'asticotait sur deux trois phrases par-ci par-là avec des idées originales et couillues, quand je frissonnais et sentais mes poils se hérisser en découvrant l'époustouflante malignité de telle ou telle phrase chez Gustave, Céline me le rend à chaque ligne. Chaque mot parait tomber du ciel, comme une goutte de pluie délicieuse. Un torrent de beauté. Un déluge de plaisir.
Ce livre n'est pas un livre comme les autres, c'est un miracle, un joyau d'une pureté stylistique que j'ai encore trop de mal à croire. Est-ce que je l'ai vraiment lu? Est-ce qu'un être humain peut avoir ce talent là? Comment est-ce possible? Faire une belle phrase ou deux sur un paragraphe, oui, mais là c'est toute la strophe qui est belle, tout le temps! Tous les mots qui dansent et qui chantent. Il ne s'arrête jamais? On passe presque son temps à attendre la baisse de régime, la bourde, la lourdeur, le facile, le non effort, la catastrophe. Or, cela n'arrive jamais.
C'est pourtant une masse de bouquin : 505 pages en poche!

Mais non, Céline, ce salop est une énigme, à plus d'un titre. Il parvient à inventer sans arrêt sur plus de 500 pages, à chaque mot, à créer un style, propre à lui, une musique d'un charme, d'un ravissement perpétuel, comme un magicien.

Maléfique? Parce que la part d'ombre qu'on lui connait reste quelque part au dessus de nos têtes. Ce salop de Céline est un écrivain de génie et ça fait chier. Parce que l'homme, Céline, l'être humain, a été un être ignoble, raciste, collabo, répugnant.
L'antisémitisme et ses côtés obscurs et faciles ne sont pas présents dans Voyage... mais la haine du monde, l'aigreur, la peur de vivre qui amèneront Céline au-delà des marches de l'inacceptable sont déjà présentes. Les personnages de Bardamu ou Robinson sont des êtres désespérés et qui combattent la fatalité par la violence de leur vision du monde. Des personnages sans amour. Un monde sans amour. Et pourtant d'une pureté incompréhensible. Comment fait-on? Comment peut-on faire naître d'un tas de bouses si parfaites fleurs?

La langue est belle, le style est prodige, mais derrière on sent une profonde incapacité au bonheur, la lucidité de cet impossible et la détresse qui en découle.

Une forme extra-ordinaire, un fonds neurasthénique annonciateur de la bassesse à venir.

Reste que Voyage au bout de la nuit est LE roman à lire au moins une fois dans sa vie, l'archétype du roman, le meilleur du XXe siècle et qu'il sera difficile voire impossible à déboulonner. On ne peut atteindre l’indicible. Et pourtant Céline l'a fait. Ce doit être ça, le génie, toucher l'impossible, caresser les étoiles, parvenir à l'inaccessible, malgré et grâce à l'humain.
Alligator
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le 23 nov. 2013

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Alligator

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