Ça a débuté comme ça. J’avais jamais rien dit moi. Rien. C’est Boulinier qui m’a fait parler. Boulinier, un bouquiniste, un carabin de la vieille école, lui aussi, comme moi. On se rencontre donc boulevard Jourdan. C’était après le déjeuner à un sou de la Cité Universitaire. Il veut me parler. Je l’écoute. « Restons pas dehors ! qu’il me dit. Rentrons ! ». Voilà. « Cette librairie, qu’il commence, c’est pour les grandes occasions ! les freluches ! les babioles ! Viens par ici ! ». Alors on remarque qu’il y a du beau monde dans la librairie. Des petites madames bien relookées, avec des bigoudis et tout. Des grands gars un peu gras du bidou et légèrement dégarnis au niveau des 45 tours. Les employés qui tirent la tronche, dont le jeune clopeux croisé antérieurement, insipide, blasé à vous donner la galle, ainsi que sa collègue bigleuse toute mignonne avec ses petits collants rayés. Et surtout des livres, des tonnes de livres, partout, à tous les étalages, on savait plus en donner de la tête tellement qui en avaient. Bien que je sais que je vais y rester une ptite heure avec Boulinier, que j’ai le temps, j’y vais dare-dare, je me dépêche afin de dénicher la pépite dans ces tonnes de bouquins. J’ai beau fouiller, je tombe toujours sur la même daube commerciale contemporaine, Marc Levy, Harlan Coben, Guillaume Musso, Giles Legardinier… vous voyez le genre quoi. Je me retranche alors sur les classiques, j’en vois alors encore du beau monde ! Zola, Flaubert, Hugo, Steinbeck, Madame de la Fayette, Stendhal… des grands noms de la littérature en somme quoi que j’veux dire. Puis je tombe alors sur ce Monsieur qui s’appelle Céline, qui m’avait j’me souviens bien gavé en classe préparatoire avec son argot tout droit sorti des faubourgs parisiens et de sa banlieue qu’elle dessert… Il me paraissait insupportable le Céline, à vouloir toujours repeindre la vie comme qu’on repeindrait un bâtiment crasseux et sinistre afin de montrer que ptêtre dans la pauvreté et la saleté il y a quelque part toujours quelque chose de beau, une part de singularité qui vous ferait sauter au plafond. Bien que j’en ai un mauvais souvenir de celui-là, je suis prêt à de nouveau m’embarquer dans son voyage à Bardamu, semé d’embuches et de péripéties, de galères, mais aussi d’amitiés et de femmes, et tout bonnement de réussites bien qu’on ait tendance à retenir que les échecs, que le noir parfois dans la vie… Car parfois la vie elle vous bouffe tout cru aussi, alors que vous êtes à nu, vulnérable, pauvre, elle ne vous épargne pas la vie, elle vous rappelle sans cesse votre condition sociale, votre hérédité afin de bien vous faire comprendre qui vous êtes, qui vous vous devez d’être jusqu’à ce qu’on vous retrouve mort, le corps encore tout chaud dans votre lit d’hôpital. Bref. Dès que je l’ai vu Céline j’ai pas hésité à vite décamper Boulinier. Il m’en voudrait pas, j’le connais, il sait très bien qu’on se reverra pour bientôt. De suite j’vais donc voir la petite vendeuse mignonne avec ses beaux collants rayés, elle m’enfile le livre dans un beau petit sac rouge pour 2 sous 50. Je m’en vais. Arrivé dans ma chambre de bonne, je m’installe sur mon lit exigu avec mon livre d’occasion. Je l’examine déjà, une première de couverture rudement abimée, de nombreuses pages pliées, marquées de traces noires. Je me dis qu’il en a sacrément usé de Céline son ancien propriétaire, j’me demande bien aussi pourquoi il s’en est ainsi séparé. J’sais que ce voyage va être long, périlleux, j’hésite encore à m’engager mais j’y vais, j’verrai bien sur le coup, puis comme on dit j’m’y habituerai. Je me lance enfin. Alors là je m’en prends une claque, une vraie, une bien belle de claque. C’qui disait Luchini et les autres c’était pas des conneries ! Du génie oui, du pur génie comme on dit, Einstein ! Faut juste prendre le temps de faire le voyage en faite avec Bardamu, d’apprendre à supporter les galères, le vice et la cruauté des hommes, d’apprendre à vivre et de se contenter tout simplement de ce qu’on a !
À travers les tranchées du Nord de la France, Issy-les-Moulineaux, l’Afrique, l’Amérique, la Garenne-Rancy, Vigny-sur-Seine, le Midi… tu m’en as fait voir de toutes les couleurs Bardamu ! Tu m’as fait découvrir l’horreur de la Guerre et son patriotisme obsessionnel, le colonialisme et sa loi du plus fort, la naissance du rêve américain et sa conquête de l’industrie mondiale par le biais du fordisme, ton métier de médecin auprès des enfants, des personnes âgés, des aliénés ou que ce soit tout simplement auprès de tes amis. Tu m’as appris à davantage accepter la vie Bardamu, sa vie et ses complications à travers ton récit qui symbolise bien que cette vie oui elle est certes parfois cruelle, sournoise avec nous, mais elle vaut tout de même la peine d’être vécue…
Puis comme il dit Monsieur Céline si vous voulez à tout prix éviter de vous lier intimement à ce récit, « il suffit de fermer les yeux. C’est de l’autre côté de la vie ».
A très bientôt Bardamu, j’espère que t’en auras encore de plus belles à me raconter d’ici-là !