Je ne déteste pas L. F. Céline, encore moins pour les étiquettes qu'à raison on lui colle, je n'exècre pas l'auteur qui régurgitait ses monomanies haineuses sur Desnos et Charles Cros par voie de presse collabo, imposant aujourd'hui tant de précautions à ses supporters ; non, je me désole de Céline comme je plains ceux qui mesurent la puissance des bourrasques littéraires à la brebis tondue.
Le vieux pitre névrotique de Sigmaringen déteste l'humanité, soit. Mais où est le génie littéraire ? Quelle est cette pensée autoritaire apologiste qui dénigre toute critique hétérodoxe sur l'œuvre romanesque d'un Céline décrété définitivement génial, icône fétichisée par son style ?
L'incandescence de la prose ne fait pas seule la grandeur d'un écrivain : il y a certes la mise en forme, mais aussi le contenu de cette forme. Ainsi, on peut être styliste de haut vol et pourtant auteur d'une œuvre sans estomac. L'écriture dissécatoire de Céline est un scalpel au service d'un contenu dépourvu d'imagination, doublé d'un ramassis de prophéties intellectuellement pitoyables : sous couvert d'une écriture inédite, stimulante, dévastatrice, inventive et culottée qui déstructure à l'époque de façon ébouriffante la langue française, la pensée célinienne demeure ridiculement vide, sinon aux ordres, or autopsier à la hache n'a jamais ranimé un mort.
Car Céline écrit avec brio, profanant à dessein le langage, instrument sacré et déterminant de l'homme, pour dénoncer à la racine la vaine condition humaine …et ensuite ? L'expressionnisme célinien charge comme une Panzer-Division, se clochardise, bajarque post-moderne, déblatère canaille, jacte prolétaire, mais même avant-gardiste, le style est-il une fin en lui-même ? Il faudrait donc aimer la littérature célinienne comme on apprécie un cadeau uniquement à son emballage ? En taisant ses obsessions de dépressif aigri ? En n'évoquant jamais les postures victimaires délirantes sous-jacentes à nombre de ses romans ? "L'amour, c'est l'infini mis à la portée des caniches et j'ai ma dignité, moi !" ou encore "La merde a de l'avenir. Vous verrez qu'un jour on en fera des discours" et "Faire confiance aux hommes c'est déjà se faire tuer un peu" est intellectuellement aussi novateur, insolent, fin et audacieux qu'un défilé au pas de l'oie de la Leibstandarte.
Le style célinien à lui seul résumerait le génie de son auteur ? La brillante verbalisation du pessimisme de Céline n'est que le tambour battant qu'on entend avant les exécutions publiques : plus il en rajoute en férocité, ironie et provocation dans son oeuvre, jusqu'à maniériser son style, plus les badauds invités par sa plume applaudissent au spectacle. Son tintamarre littéraire a séduit et bousculé, le charme polémiste perdure et assure à Céline la postérité littéraire à laquelle il aspirait. Pourtant, exceptés quelques fils spirituels qui font de la transgression intellectuelle un cliché voire un fond de commerce rive gauche, l'oeuvre romanesque de Céline n'enfante rien. Absolument rien.
Les écrits de Céline ne chamboulent pas l'âme mais farfouillent, parfois avec grande lucidité, les boyaux jusqu'à leur fin du tunnel : si le contenant est résolument neuf pour son époque, le contenu est souvent gastroentéritique, de cette coulante qu'ont les pleutres qui se rangeront un jour du côté du plus fort. Parce qu'il ne suffit pas d'avoir un style séduisant et en transes pour être actuel, il ne suffit pas d'être actuel pour être contemporain, ni d'être contemporain pour être révolutionnaire, ni d'être révolutionnaire pour être moderne, ni d'être moderne pour être visionnaire. Céline n'est rien de tout cela, il est seulement sulfureux, avec l'odeur qui accompagne le dioxyde de soufre. La pensée de Céline n'est pas rebelle, ni même amorale, elle est au mieux de sa forme dénonciatrice, au pire compromise ; sa littérature n'est jamais subversive, jamais : elle est maligne. Parce que Céline ne sert pas la littérature, c'est l'inverse. Parce que le plus important pour Céline, c'est Céline.
Ruse schizophrénique de ses fans subjugués confondant écrivain maudit avec sombre clown sans vergogne, il y aurait le Céline noir et l'autre admissible, dont la teneur serait à minorer face à la performance langagière ; or il n'y a qu'un seul Céline, recto-verso d'une même médaille idéologique. Et puis on lui doit tout de même d'être le seul intellectuel français à avoir dénoncé un mort aux occupants allemands, appelant même à sa censure : déjà taxé de "demi-quart juif" dans Bagatelles, feu Jean Racine fut déclaré (contrairement à Corneille que Céline appréciait) dramaturge apologiste de la juiverie dans une lettre de 1942 adressée au directeur de l'Institut Allemand de Paris. …Un style si décoiffant pour une pensée si indigente.
Peureux, Céline-le-petit se défroque face au décret-loi Marchandeau, sans l'once d'un début de courage pour ses convictions délirantes tartinées dans Bagatelles pour un massacre (devenu best-seller sous l'œil bienveillant de l'occupant) ou L'École des cadavres. Trouillard encore, en juin 1944, quand il se carapate, obnubilé par une planque en Suisse, refuge qu'il trouvera finalement au Danemark toujours sous domination allemande, où il avait astucieusement placé son petit magot de bourgeois. Parce qu'il était de ces crevards qui ont craint pour leurs minuscules balloches dorées pendant cette guerre, au milieu de millions de cadavres et de cendres encore chaudes. Parce que je fais partie de ces philistins qui ne détachent pas l'œuvre des convictions de son auteur quand l'œuvre transpire ces convictions. Parce qu'un exercice de style n'est jamais innocent du fond qu'il recèle. Parce qu'écrire et être publié pour être lu n'est jamais, jamais anodin. Parce que je peux être éblouie par un monstre à condition qu'il soit absolu.
Céline n'a rien d'absolu ni d'ambigu. Il ne hait pas la guerre, mais les hommes qui la font, ne hait pas la pauvreté mais la médiocrité des démunis, ne hait pas la colonisation mais les petits Blancs et les Noirs (cf.Voyage au bout de la nuit), ne hait pas la finance et le bolchévisme mais les Juifs, avec le raffinement d’un Dupont-Lajoie : un concentré de haine pathologique en fusion. Céline veut être non seulement lu, reconnu mais distingué. Pourtant, parce qu'il n'a aucune hauteur de vue, il dissimulera son manque d'imagination derrière un style qu'il triture à merveille, jusqu'à l'érosion, style ambitionnant de porter un flambeau que ses idées n'ont pas : il les espère aristocratiquement anarchistes et nihilistes, ses idées sont au final bourgeoisement obéissantes, à l'instar de la sombre révolution nationale-socialiste, cette graine traumatique semée comme Céline dans le terreau des tranchées, transmutée en utopie politique assortie d'une taxonomie du genre humain et servie par des sbires exterminateurs nazis affublés d'un appareil photo au cou, l'accessoire ultime, à l'époque, du petit-bourgeois allemand.
Alors le style talentueusement inventif et captivant cachera le vide sidéral du fond. Car Céline ne propose rien, il dénonce, Céline n'avance rien, il hait : c'est Bardamu @ pathétique.org. Son écriture n'enfante rien parce que sa pensée est plus stérile qu'un désert de pierres : une coquille vide oubliée sur une bouse, sa cerise à lui sur son gâteau.
A mille lieux de l'infécondité célinienne, je lui opposerai le talent littéraire et philosophique d'Albert Caraco dont la pensée authentiquement vénéneuse ravale l'œuvre de Céline au rang de parc d'attraction. Nihiliste désespérant et désespéré, noir dandy somptueusement subversif et haineux, extralucide, farouchement indépendant et solitaire, pourfendeur des idéologies modernes et de l'abrutissement humain, Caraco a construit une pensée radicalement inadmissible, d'une cohérence et d'une aridité inouïes. Personne n'a mieux réussi que lui à élever son dégout pour son époque au rang de "philosophie de l'abattoir". Caraco, en grand seigneur dépressif, fracassait tout rageusement en atomisant la morale bourgeoise et les valeurs modernes, mais avec un incandescent panache : un aristocrate de la pensée qu'on adore haïr et qu'on se déteste d'admirer parce que, contrairement à la vacuité de celle de Céline, la pensée de Caraco est réellement dangereuse.
A ceux qui objecteront que Céline-Docteur-Destouches, (blessé dès 1914 lors de la première bataille d'Ypres et qui donc côtoiera peu les horreurs de 14-18 puisque inapte au combat) fera preuve d'humanité en tant que médecin des démunis, je répondrai que ce docteur Mengele des pauvres de banlieue (contre son gré d'ailleurs puisqu'il ambitionnait un cabinet dans les beaux quartiers de Paris), aussi carriériste qu'envieux, dénoncera une médecine française enjuivée, harcelant avec le sens de l'honneur qui le caractérise les docteurs juifs Menekietzwictz, puis Hogarth, chef du dispensaire de Bezons et dont Céline reprendra opportunément les fonctions une fois ce dernier déporté. Je lui reconnais au moins un formidable génie pour faire place nette en léchant le postérieur du monstre.
Car l'opportuniste Céline, en intellectuel calculateur et avisé, veillera aux intérêts de sa légende de martyr de la littérature, légende par lui construite, modérant soudainement dans ses écrits ses éructations antisémites et son ralliement nazi dès la défaite de Stalingrad actée en 1943… Quitte à faire silence post guerre sur tout ce que son oeuvre a cyniquement soutenu et racialement condamné, le national-socialisme lui ayant fourni un contenu providentiel à ce qu'il n'a jamais été capable de conceptualiser. De tout cela, Céline conclura avec bravoure après la guerre : "tous les autres sont coupables, pas moi", en génie stylistique de la petite combine auto-défensive et des grands arrangements avec lui-même.
Auréolé de sa posture de héros intellectuel, Céline a oublié que le plus héroïque n'était pas d'être un écrivain prétendument anarchiste-nihiliste-pacifiste mais de le rester. Alors, tel un roturier futur héritier de chaire de notaire, il fera tout, à la Libération, pour sauver sa respectabilité, jusqu'aux dénis littéraires les plus mesquins et vomitifs : finalement, ses écrits outranciers ne se voulaient que comiques, a affirmé Céline (on se gondolait de rire avant de franchir les portes du Krematorium III, c'est bien connu). J'avoue que lire la trouille paranoïaque magistrale de Céline dans sa correspondance post-guerre avec ses avocats est une jouissance littéraire d'une rare intensité : le génie du style célinien s'y surpasse.
Du coup, l'œuvre romanesque de Céline, à l'écriture si puissamment urticante et au contenu souvent transgressif mais jamais subversif, reste au fond tout à fait fréquentable : le marketing de Céline y veille, mais surtout parce que provocations et dénonciations céliniennes ne seront jamais fatal poison. N'est pas Albert Caraco qui veut.
Pourtant Céline sait être humain et touchant, comme dans ses Cahiers de prison, écrits à Copenhague dans sa cellule : quand il s'attendrit c'est sur lui-même, quand il redoute la mort c'est parce que c'est la sienne, quand il respecte les femmes c'est parce qu'il écrit à sa maîtresse, quand il se dit patriote persécuté c'est parce qu'il a la trouille d'être fusillé par les Alliés.
Je n'apprécie donc qu'une chose chez Céline : son chat Bébert. Parce que son oeuvre y compris romanesque, si stylée, n'a aucune élégance intellectuelle au sens fécond et platonicien que lui donnait Paul Dirac pour ses équations. Parce que Céline est un capitaine Haddock surclassé.