Pas si facile de faire abstraction du fait que ce qui anima Jules Verne est aussi ce qui pousse l’humanité à massacrer consciencieusement sa planète. Je passe également sur « notre hôte » qui « dans l’innocence de son âme islandaise, ne comprit pas les grosses malices de mon oncle » (p. 77 en « Livre de poche ») ou sur cette délicate mention (p. 137) : « Sauvages ou bêtes féroces, aucune de ces races malfaisantes n’était à craindre » (1).
Dans le même ordre d’idées, on peut essayer de ne pas voir la misogynie de Voyage au centre de la Terre, depuis la stupidité prétendument comique de la vieille servante Marthe (2) jusqu’à la soumission volontaire de la gentille Graüben (« je vous accompagnerais volontiers, si une pauvre fille ne devait être un embarras pour vous », p. 49) en passant par cette merveilleuse gravure de l’édition Hetzel (p. 22). Sa légende : « Graüben était une charmante jeune fille blonde. » L’illustration représente Graüben un plumeau à la main. Être « charmante », c’est faire le ménage, c’est ça.
Bien sûr, Jules Verne est sur ces points absolument semblable à quelques millions de ses contemporains, je sais. Au lecteur de voir si ça change grand-chose.
Mais j’ai trouvé à Voyage au centre de la Terre d’autres défauts, dans doute moins facilement pardonnables d’un point de vue strictement littéraire. Je ne parle pas de la question de la vraisemblance : on peut après tout considérer que même dans un roman de science-fiction, la vraisemblance « interne » compte davantage que la véracité scientifique. Des vulcanologues qui rentrent sous terre par le Snæfellsjökull et ressortent par le Stromboli, c’est même plutôt drôle !
Le principal hic avec ce récit, c’est son caractère pédagogique : dès qu’il en a l’occasion, Jules Verne instruit. On a ainsi droit à un peu de cryptologie dès le début du roman, ou à une leçon de géologie sur la formation de l’Islande au chapitre XV. Quant à l’égarement du narrateur (chapitre XXVIII), dont l’intérêt dramatique est désamorcé d’avance – narration à la première personne, ça veut dire qu’Axel s’en sortira –, il semble avant tout le prétexte à une expérience d’acoustique. Si c’était pour dire que l’oncle Lidenbrock assure par la connaissance la réussite de ses projets, on le savait déjà…
Deux éléments me paraissent révélateurs à cet égard. Le premier, c’est la présence de notes de bas de page de l’auteur. Chez d’autres écrivains, Hugo par exemple, les notes sont l’occasion de digressions ou de compléments qui apportent quelque souffle au récit, voire de l’intérêt. Chez Verne, elles fournissent des informations lexicales, historiques ou culturelles (3).
Le second élément, ce sont les citations latines qu’on trouve çà et là. On peut certes les lire comme une façon de rattacher le récit à la littérature classique, donc respectable, comme un effort pour légitimer le roman de « fantastique merveilleux » qu’est le Voyage au centre de la Terre. Mais ces citations sont des citations d’école, quasi institutionnelles, de celles que tout collégien de l’époque apprenait – plus ou moins – par cœur : j’y vois surtout une sorte de cahier de révisions pour les adolescents ambitieux et droits que Verne ambitionne d’avoir pour lecteurs.
De même, il est question d’Hamlet dans Voyage au centre de la Terre. Le passage d’Axel et de son oncle devant le château d’Elseneur donne lieu à ceci : « Dans la disposition nerveuse où je me trouvais, je m’attendais à voir l’ombre d’Hamlet errant sur la terrasse légendaire. / “Sublime insensé ! disais-je, tu nous approuverais sans doute ! Tu nous suivrais peut-être pour venir au centre du globe chercher une solution à ton doute éternel !” / Mais rien ne parut sur les antiques murailles. Le château est, d’ailleurs, beaucoup plus jeune que l’héroïque prince de Danemark. Il sert maintenant de loge somptueuse au portier de ce détroit du Sund, où passent chaque année quinze mille navires de toutes les nations » (p. 65).
Je passe sur l’image (involontairement ?) drôle du prince de Danemark cherchant sous la croûte terrestre la réponse à son To be or not to be pour me concentrer sur les deux dernières phrases : on y glisse de la littérature à l’histoire-géographie, et de là à des données économiques – il ne manque que le tonnage des cargos.
Pour Axel – et pour Jules Verne –, Elseneur, ce n’est plus que ça : quinze mille bateaux par an. Je songe à cette définition fantaisiste de l’Amour : « Amour. Fleuve d’asie. 4 354 km. Pêche, tourisme, hydroélectricité ». Et là, j’ai vraiment du mal à comprendre qu’on puisse tenir Jules Verne pour un apologiste du rêve et de la fantaisie.
Par un drôle de hasard, Verne côtoie Villiers de l’Isle-Adam sur les rayons de ma bibliothèque – et notamment Axël. Contemporains l’un de l’autre, je n’imagine pourtant pas deux écrivains si éloignés.
(1) Il me semble que le Sphinx des glaces fait encore pire dans le genre.
(2) « “Est-ce que Monsieur est fou ?” me dit-elle
Je fis un signe affirmatif.
“Et il vous emmène avec lui ?”
Même affirmation.
“Où cela ?” dit-elle.
J’indiquai du doigt le centre de la terre.
“À la cave ? s’écria la vieille servante.
– Non, dis-je enfin, plus bas !” » (p. 54)
(3) Il se publie toujours de tels romans, moins bien écrits que Voyage au centre de la Terre par de fins connaisseurs des programmes de français de l’Éducation nationale.