La lecture du voyage utopique donne cette sensation à la fois d'idéal et de mouvement, et porte en cela une valeur ironique. Car nous parlons de voyage, nous quittons en principe les sphères du discours, pour une forme d'exploration empirique, ouverte à l'imprévu. Dans Les voyages de Gulliver, dixit la Préface, l'utopie le cède à la satire, semblant interpréter la fascination pour les systèmes idéaux comme un mirage de la raison.
L'utopie dans Les voyages de Gulliver, en effet, devient le lieu de la satire aussitôt que surgit le mouvement... L'utopie ne fonctionne que dans une description intemporelle des choses. Dès qu'un personnage s'active, qu'une décisions est prise, qu'un imprévu survient, qu'une réaction est enclenchée, on assiste au mélange de l'irrationnel et du rationnel, de la nature et de la culture, de l'humanité et de l'animalité, de l'intégrité et de la compromission, voir de la corruption, de la vérité et du biais, et du relatif, de l'honnête et de l'utile dirait Montaigne... en somme, au surgissement du paradoxe. Au sein de l'existant, du ressemblant, ou de l'idéal, surgit l'élément discordant, qui en général vient contester l'existant ou l'idéal, ou les deux à la fois.
La satire alors n'est pas tant le lieu simple de la critique caricaturale, que le lieu complexe de la caricature critique, pas tant le paradoxe donné que l'on exagère, mais l'exagération qui porte multitude de paradoxes. Devient alors paradoxale le sujet, mais aussi l'acte satirique lui-même (sans surprise, puisque la satire s'active dans le décalage qu'elle prend) sans pour autant que la satire ne se gène. La satire devient le lieu du rire flottant, qui tire sur les traits d'une cible pas toujours clair, sans intentions toujours explicites, si ce n'est celle d'entretenir un rapport amer à la notion d'idéal (peut-être parce que l'idéal peut nuire à l'existant, et au voyage, c'est-à-dire qu'il faut parfois s'alléger l'esprit pour avancer).
Ainsi Gulliver termine le livre dans le pays des chevaux, en proie à la folie dans sa quête d'idéal, dans un pays où se dispute l'animalité des Yahoos (société dont Gulliver se révèle être originaire et qu'il renie) à la rationnalité raffiné des Houyhnhnms (société idéale à laquelle Gulliver aspire, et dont il voudrait faire partie).
Il ne s'agit pas de trancher, de décider que les Houyhnhnms incarne un idéal de vie, ou de prétendre que leur rationalité extrême conduit au totalitarisme. Cette tension entre deux interprétations doit au contraire demeurer : tout en révélant malgré eux l'impossibilité d'atteindre la perfection dans quelque domaine que ce soit, les Houyhnhnms prétendent à un idéal de simplicité que pouvaient défendre certains philosophes contemporains de Swift. Gulliver devenant cheval représente l'humanité à la recherche d'une utopie impossible. Le pays des chevaux, habité par deux types de créatures qui s'opposent, est le théâtre des efforts de Gulliver pour renoncer à sa nature afin de devenir Houyhnhnm. Mais cette séparation entre l'animal et le rationnel que désire Gulliver, refusant la matérialitè du corps pour aspirer à la perfection des Houyhnhnms, ne peut aboutir. (p37 de la préface)
Un rapport amer à l'idéal, sans pour autant nier absolument l'idéal, la satire se garde bien de nier absolument quoi que ce soit :
Même si Gulliver succombe à la folie dans son admiration pour les Houyhnhnms, la critique de la raison humaine ne peut pas être totalement ignoré par le lecteur, et le rêve de simplicité rationnel qu'il découvre chez les chevaux ne relève pas de la pure folie. Pas de message, pas de moral qui permettrait de définir la position de Swift. L'ironie de l'auteur ébranle toutes les positions assurées et fait du héros un personnage tantôt grotesque, tantôt héroïque, souvent pris entre les deux, dans la tradition de la satire. (p32 de la préface)
Les positions réelles de Jonathan Swift, au sein de sa propre société, étaient semble-t-il ambiguëes, plutôt torie (conservateur) en religion, et plutôt whig (libéral) en politique. À la fois protestant (église anglicane), et défenseur de l'indépendance irlandaise (plutôt dans le sens des catholiques). L'auteur assumait probablement ses contradictions, en faisait peut-être une force amère, car on peut reconnaître un imaginaire satirique dans la manière qu'il a eu de mener certaines contestations.
Les relations amicales que l'auteur des voyages de Gulliver entretient avec ses contemporains écrivains, Addison, Steele, et Congreve, donne naissance à certains des canulars les plus célèbres de la littérature anglaise. En 1708, Swift publie sous le pseudonyme de Isaac Bickerstaff un pamphlet en forme d'almanach, Prédictions pour l'année 1708, où il annonce pour la fin du mois de mars la mort "infaillible" de John Partridge (cet astrologue bien réel, le plus connu de l'époque, publiait chaque année un almanach). Usant des mêmes stratégies que l'astrologue, Swift attaque l'irrationalité sur son propre terrain.
Le succès du livret et le retentissement considérable de l'affaire sont couronnés par la publication, le 30 mars, d'un deuxième texte, La réalisation de la première des prédictions de Mr. Bickerstaff. Il rapporte le décès de Partridge qui aurait confesser sur son lit de mort l'inanité de sa pratique. C'était déjà, pour Swift, faire usage de la presse et de son pouvoir manipulateur : la voix du vrai Partridge, tentant d'expliquer qu'il est bien vivant, se noie sous les faux Partridge inventés par Swift ou Congreve.
Que l'on aime l'astrologie, ou que l'on y croit, n'est pas pour moi ici le sujet. Ce qui m'intéresse est de retrouver la posture satirique, où l'acte de contestation ne se fait pas de manière tout à fait digne, mais porte tout de même ses fruits, en ce qu'elle est amusante d'abord, en ce qu'elle semble fonctionner ensuite. On combat l'astrologie en jouant l'astrologue qui lit dans les astres la mort de l'astrologie. En généralisant, on ne se contente plus de porter un discours critique sur un système, mais on pratique ce système sous l'angle de ses failles. Et vraiment on pratique cette contestation, on lui donne une forme imaginative mais pas imaginaire, la contestation s'incarne et prend effet sans demander l'autorisation, sans chercher à se justifier à ceux qui probablement ne veulent pas l'entendre.
C'est ainsi, aussi, que pas loin de deux siècles plus tard, Charles Stewart Parnell, un autre indépendantiste irlandais (donc plutôt whig sur le sujet, avec ses ambiguïtés à lui, car plutôt aristo torie vis-à-vis des réformes à l'époque sur la propriété privée), jouera la carte burlesque de Mr Smith au Sénat :
Parnell, à son entrée au Parlement, exprima ses sentiments anti-Anglais en adoptant à la Chambre des communes la tactique d'obstruction systématique conçue par un autre député irlandais, lié aux Fenians, Joseph Biggar. Cette tactique, qui permit à Parnell de démontrer son habileté à exploiter toutes les ressources de la procédure, revenait à faire des discours extrêmement longs et ennuyeux sur n'importe quel sujet qui arrivait à la Chambre, y compris ceux qui n'avaient rien à voir avec l'Irlande ou l'Empire. Les députés irlandais furent les premiers à adopter cette stratégie au sein d'une assemblée, en s'appuyant sur le fait que le temps de parole des orateurs n'était pas limité et que le speaker ne pouvait les interrompre. Le scandale que cela provoqua eut les effets souhaités : la question irlandaise revint au centre des débats et les obstructionnistes devinrent très populaires en Irlande.
Il semblerait qu'aujourd'hui on ose moins inclure l'inspiration d'imagination dans l'acte politique, soit que l'on n'ose moins, soit que tout soit trop vissé pour que l'on puisse. On n'ose pas trop penser à l'acte mi-grotesque mi-héroïque, on a trop peur d'être seulement grotesque.
Comment ne pas se laisser en effet entraîner aujourd'hui par l'arrogance rationnelle d'une carte du monde, qui nous dit implicitement : Voilà, tout est connu. Sous-entendu du sous-entendu : Tout a déjà été tenté... Je vous rappelle au Sacrifice de Tarkovski, qui fait de cette notion, d'un monde figé sous la main de l'homme, un thème central. Naturellement alors, l'homme s'imagine difficilement vers d'autres possibles (que ce soit dans sa manière de penser sa destination, ou d'envisager ses modes de fonctionnement, ou de contestation). À l'époque de Jonathan Swift, le monde n'est pas tout à fait bien connu. On s'imagine toujours pouvoir trouver le Paradis au-delà de l'horizon, quelque part autour de l'Asie, on nourrit toujours le fantasme de l'île comme l'éventualité d'un monde nouveau et pourquoi pas utopique (l'île d'Utopie chez Thomas more,). Mais à force de découvertes, on repousse toujours plus loin devant soi les fantasmes, de l'Asie vers l'Afrique, et puis peut-être plus tard vers l'Antarctique, que nos satellites, nos brise-glaces, nos raquettes (1) et nos chiens de traîneau sauront bien démystifier.
En dehors de la transformation écologique, et de la destruction industrielle, il est dur d'imaginer le monde aujourd'hui autrement que sous une forme figée, dur de se projeter pour nous au-delà de ce qui est, dur de se dire que après tout ça, tout ces siècles de raison, on en est qu'au début d'une construction collective incroyable et imprévisibble... dur d'imaginer (pour donner un exemple moderne) que nous n'en sommes pas à l'aboutissement funeste de la démocratie, mais à son embryon... dur, enfin, d'admettre que le conflit entre l'existant et le nouveau, n'est qu'un conflit entre deux virtualités.
Si l'homme, comme l'expliquait Swift dans une lettre à Alexander Pope, n'est pas l'animal rationnel de la philosophie classique, mais seulement un animal capable de raison. Alors, à la préface d'ajouter, la raison devient une virtualité et non une réalité, et tout système devient une philosophie contingente, avec ce que la philosophie devrait avoir de malléable face aux circonstances, face aux enjeux nouveaux qui s'imposent au cours du voyage, voyage d'un homme, ou d'une civilisation. Cela me rappelle le voyageur de Nietzsche qui se donne la place de réfléchir à cette fameuse philosophie toujours renouvelée, la philosophie d'avant-midi, seulement d'avant-midi, après on plonge de manière préventive dans les abîmes du doute, on réfléchit encore, on voyage à la recherche d'un nouveau Midi, dans un éternel retour, résiliant, fatigant, mais viable. Et quand ça fait obstruction, on fait obstruction aussi. Quand ça sabote le voyage, on sabote aussi. Selon le principe de l'astrologue astrologué. On peut retourner par exemple, dans notre modernité, l'acte citoyen de la démocratie libérale (qui se limite, si on le caricature, à l'acte de consommation) vers l'acte d'anti-consommation pacifique, jouer l'anti-jeu, faire des sit-in devant le congélateur du Leclerc et bloquer la vente du hachis parmentier, déboucher les bouteilles de Roundup dans les Bricomarché et les rendre impropre à la vente (enfin plus qu'elles ne le sont déjà), voler de la nourriture en Super U pour la redistribuer... Si vous avez d'autres idées, je suis sûr qu'on peut en trouver des plus drôles, j'en ferais bien une liste. Je l'appellerai : mille et une bonnes raisons d'aller en prison.
(1) Moyen de locomotion le plus sûr du monde, paraît-il... jusqu'à preuve du contraire.