La Wilderness, c'est d'abord une forêt sombre et dense de la Virginie, dans l'Est américain. Mais elle fut, voilà un siècle et demi maintenant, le décor sinistre et aggravant de deux batailles furieuses de la guerre de Sécession : la bataille de Chancellorsville, et la bataille de la Wilderness, un an plus tard en mai 1864. Près de 35000 victimes au total (morts, disparus, capturés, blessés). La Wilderness n'est pas étrangère à ce bilan très lourd : il semble que de nombreux soldats se soient égarés dans ses fourrés inextricables, et certains furent même brulés vifs par les incendies, allumés par les coups de canon... Dans le premier roman de Lance Weller, c'est cette seconde bataille qui est évoquée, à travers les souvenirs d'Abel Truman, ancien soldat conféré, réfugié depuis dans le nord-ouest sauvage pour y trouver l'oubli.
Et c'est une vraie réussite. Les évocations de la guerre sont intelligentes, réalistes, poignantes, et évitent les clichés. J'ai particulièrement aimé le regard ambigu posé par l'auteur sur cette guerre : si la cause défendue par les Yankees est évidemment noble (l'abolition de l'esclavage), cela n'empêche nullement certains d'entre eux de commettre des crimes abjects ; de plus, beaucoup de soldats ne sont que de pauvres gars embarqués dans un conflit dont la dimension politique les dépasse un peu parfois. Une guerre comme toutes les guerres, finalement, complexe, difficile à cerner dans sa globalité ; sale et meurtrière, broyeuse de vies.
Weller nous conte une histoire forte. On s'attache à ce soldat survivant de batailles sanglantes, encore marqué dans son corps par les blessures inguérissables et dans sa tête par les images des copains qui tombent. Ou par d'autres traumatismes, plus anciens encore... Il trouvera, dans un dernier combat plus personnel cette fois, le moyen de partir en paix ; une forme de rédemption qu'il n'espérait plus, et qui interpelle sur la possibilité d'une vie après la guerre.
Le roman présente une forte connotation "nature writing" (il n'est pas publié chez Gallmeister par hasard) : Weller multiplie les descriptions des montagnes du nord-ouest américain ou des paysages de la Virginie saccagés par la guerre. C'est à la fois beau et ennuyeux : la violence des hommes, sur ces terres à la beauté sauvage, n'en est que plus saisissante ; mais cela hache aussi le récit, qui s'enlise parfois et perd un peu en rythme. Du coup, le texte alterne entre des passages parfaitement maitrisés, captivants, et d'autres plus lents, qui laissent un peu le lecteur sur sa faim. Un petit défaut, cela dit, qui n'éclipse nullement la qualité de l'ensemble.
Extrait :
"Quand je regarde, je peux voir les Rebelles juste en face. Il y a un petit champ ici, et le soleil brille sur l'herbe jaune, c'est très joli. Les Rebelles sont de l'autre côté et on peut les entendre comme s'ils étaient juste à côté de nous. Je pense que ce sont tous des types biens, et je n'ai pas honte de dire ça. Beaucoup de soldats pensent comme moi, et ce n'est pas les Rebelles qu'ils haïssent, mais la guerre, parce que c'est une mauvaise chose qu'on ne peut que détester. Catherine, ma bien-aimée, il n'y a pas de mots pour décrire les choses que j'ai vues, et s'ils existaient, je ne les utiliserais pas, car je ne veux pas que tu saches ce que j'ai vu. Elles sont si terribles. Mais pas les Rebelles. Ils sont américains tout comme nous, seulement ils sont dans l'erreur, et la guerre est dure et horrible dans ses conséquences, mais elle est nécessaire pour sauver et préserver l'Union. C'est dur de tuer un homme, et triste, aussi, parce que ce sont nos frères, et chaque fois qu'on les voit attaquer, nous sommes fiers de les voir se lancer à l'attaque. Même quand on nous dit Feu ! Feu ! et qu'on les voit tomber, nous sommes fiers quand même, parce qu'ils sont comme nous, sauf qu'ils sont dans l'erreur."