"Le vent ne sait pas tenir ses secrets"

Un roman policier qui se déroule en Mongolie. Voilà une idée intéressante, mais en même temps un doute m'assaillait : et si la Mongolie n'était là que comme prétexte exotique et n'apportait rien de plus à une histoire qui aurait pu se dérouler exactement de la même façon n'importe où ailleurs ?
Le résultat mit fin à mes doutes. L'auteur connaît visiblement très bien la société mongole actuelle, ainsi que les traditions et les problèmes du pays.
Justement, parlons-en un peu, de cet auteur, avant de nous ruer sur le livre. Ian Manook s'appelle en réalité Patrick Manoukian et il est français. Sorte d'ancien hippie reconverti en globe-trotter, il écrivait principalement des livres de voyage. Yeruldelgger est son premier roman policier et semble ouvrir une série, puisque la suite vient de sortir.


Yeruldelgger est donc un flic. L'ex meilleur flic du pays, dans un Oulan-Bator en plein chaos urbanistique et social. Un flic rendu à l'état d'épave suite à la mort de sa fillette, Kushi. Enfoncé dans la douleur et la colère, Yeruldelgger devient une sorte de monstre violent qui assomme son autre fille Saraa à coups de gifles monumentales, qui flingue les témoins et qui menace son supérieur hiérarchique.
Yeruldelgger s'enfonce également dans sa solitude. Saraa le hait et se plaît à l'humilier en public. Il refuse les avances non dissimulées de la femme avec qui il vit (chastement, hélas pour elle), Solongo (le médecin légiste). Les rapports qu'il entretient avec le reste de l'humanité ne sont que violence et colère.
A l'ouverture du roman, Yeruldelgger se voit confier deux enquêtes bien distinctes. D'un côté le meurtre sauvage de trois Chinois, torturés et abattus (et à qui il manque une partie essentiellement masculine de l'anatomie). Puis la découverte du cadavre d'une fillette sur son tricycle, une gamine morte depuis déjà plusieurs années et mal enterrée dans la steppe (une enquête qui a tout pour rappeler de mauvais souvenirs au policier).
Les deux enquêtes vont permettre de maintenir un rythme haletant et une ambiance tendue tout au long des 630 pages (en format poche) du roman. L'histoire est complexe, les rebondissements nombreux, il se passe toujours quelque chose. L'auteur entretient un rythme rapide grace à des chapitres habituellement courts (il n'y a qu'à la fin, dans les cent dernières pages, que les chapitres s'allongent pour faire 15 à 20 pages ; sinon, dans le reste du roman, ils sont courts, en moyenne 4 ou 5 pages, ce qui accélère l'action).
L'une des réussites du roman est justement de pouvoir maintenir le lecteur jusqu'au bout alors que l'on sait très vite qui sont les auteurs des crimes. Avant la moitié du roman, on connaît l'identité des criminels. Il reste à savoir alors deux choses : pourquoi ? Et comment faire pour les arrêter, alors que la situation de Yeruldelgger est loin d'être enviable ? Le suspense est donc savamment entretenu jusqu'à la fin.


Et puis, un des aspects les plus intéressants du livre, c'est sa description de la Mongolie. Un des lieux communs pour "journaliste" de TF1 consisterait à parler d'un "pays entre traditions et modernité". Mais ici, la modernité représente la mort de la Mongolie. Le "régime d'avant", communiste, a tout fait pour couper les Mongols de leurs traditions et pour les "moderniser" de force. Ont débarqué en ville des milliers de nomades, exode rural qui se fait dans le chaos le plus absolu et qui se transforme en catastrophe sociale. Les structure de la ville explosent littéralement. Le long chapitre qui décrit les égouts comme lieu habituel d'habitation d'une partie non négligeable de la population, est un des plus marquants du roman. La frange la plus faible de la population (essentiellement des anciens nomades qui arrivent en ville sans attaches familiale ou sans réseau pour les aider) plongent inexorablement dans une forme de délinquance qui peut devenir violente.
Yeruldelgger est un roman violent. Il l'est parce que son personnage principal est violent, certes, mais aussi et surtout parce que la société décrite est violente. Le crime organisé domine Oulan-Bator.
Le roman de Manook n'oublie pas de parler aussi des problèmes de la Mongolie avec ses voisins, en particulier les Chinois envahissants qui n'hésitent pas à considérer le pays des steppes comme une terre conquise. On parlera aussi beaucoup des Coréens...
A tout cela, Manoook oppose les traditions ancestrales mongoles comme étant la véritable identité du pays et sa seule chance de se sortir du bourbier où la Mongolie s'enfonce. Partout où il passe, Yeruldelgger essaie d'inculquer aux gens le respect des traditions (à coups de tartes dans la gueule, s'il le faut). C'est d'ailleurs ce respect des traditions qui remettra le policier dans le droit chemin et lui donnera la force qui lui manque.
Ian Manook connaît visiblement bien ces traditions et nous les décrit d'une façon admirable. Et c'est là que le roman part dans une direction magnifique, peut-être ce que j'ai préféré, une sorte de monde surnaturel, mystique, où les chamanes rendent visite au légiste, où des moines soldats dans des monastères cachés enseignent à dominer ses pires peurs, où les esprits guident les vivants.
Où des rêves nous parlent de ce que nous refusons d'admettre.
Où un policier reçoit la charge de l'âme d'une fillette jusqu'à ce qu'il la rende à ses parents.
Et si le côté policier du roman est parfois assez convenu, sa description de la société mongole, son personnage principal, son amour pour les traditions culturelles et mystiques en font une œuvre unique, passionnante, surprenante, très intense, parfois vraiment violente, souvent très sombre, parfois drôle, mais vraiment réussie. Et avec une grande qualité d'écriture, qui sait reproduire toute la poésie des steppes.


[un grand merci aux élèves qui m'ont offert ce roman]


[8,5/10]

SanFelice
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le 7 juil. 2015

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