Lettre 1 :
Non mais franchement, que diable allais-tu faire dans cette galère ? Du yoga ! Non mais, je rêve Manu, je rêve ! C'est pas pour toi, le yoga, Manu ! Non ! Vraiment pas ! Balance ton zafu, prends tes chaussures de marche, pars dans les Pyrénées, fais le tour du lac Baïkal, bouge-toi, crapahute, rampe, cours, transpire, crache tes poumons, mouille ta chemise, tue-toi à l'effort mais surtout PAS DE YOGA POUR TOI (ni de méditation, évidemment!) Pas d'immobilité, pas de calme, pas d'inaction ! Fuis la quiétude. C'est précisément là que tu seras constamment assailli, bouffé, poursuivi, laminé par les affreux vritti (sales Érynies) qui ne te lâcheront pas. C'était mal barré ce stage comment déjà ? « Vipassana ». « Vipassana » … Je te sens le regard tellement aiguisé, si gentiment ironique, Manu, que je sais que ça ne va pas le faire. T'es pas dedans, Manu. T'es toujours à côté, sur ta petite chaise de plastique blanc ... Tu regardes les autres, tu analyses, tu notes dans ta tête parce qu'il y a ce prochain bouquin qui se profile… Tu sais, ton petit livre « souriant et subtil sur le yoga » (comme si tu avais pu une seule seconde envisager d'écrire un livre « souriant ») Franchement, Manu, tu m'as fait rire, tellement rire. Je sais, ce n'est pas un livre drôle et pourtant, tu sais qu'il est drôle parce qu'entre toi et le yoga, c'est pas une fissure qu'il y a, c'est pas un interstice, un hiatus non, c'est un précipice, une crevasse, un abîme… Un truc béant qui à mon avis n'a rien arrangé de la galère que tu vivais. Et je pense qu'au fond de toi tu le sais, et c'est pas grave parce que t'as appris plein de trucs passionnants (c'est d'ailleurs très intéressant tout ce que tu nous racontes sur le yoga… très très...) et tu as rencontré des gens bien sages et d'autres un peu fracassés qui se sont dit qu'ils pourraient peut-être s'en tirer eux aussi avec ça…
Mais t'es pas sage Manu et tu ne le seras jamais.
En tout cas, j'ai ri quand tu as décrit l'arrivée des stagiaires, les postures de chacun... L'évocation de ton prof, Monsieur Ribotton... Et l'intérieur de tes narines… Je savais très bien que tu ne resterais pas deux secondes coincé à l'intérieur de tes narines. T'as autre chose à faire et dans le fond, tu t'en fous, hein, de l'intérieur de tes narines, comme de ta dernière chemise...
Oui, je sais, « prendre les choses comme elles sont ». C'est bien là le problème. T'en es pas capable. Autrement tu passerais pas ton temps à écrire ce que tu écris. Tu serais heureux. T'en prendrais ton parti. Et ça, tu peux pas. Et tant mieux. Parce que tu vois, c'est justement ce que j'aime chez toi, le fait que tu ne « coïncides » ni avec le monde ni avec la vie (encore moins avec le yoga). Non, t'es toujours spectateur, tu regardes, tu vois, tu observes, tu entends, tu notes, tu enregistres, tu collectionnes même un peu, hein ? T'es sans cesse en reportage. Tu tires du monde, des gens, des lieux la matière même dont tu nourris tes livres. Et tu gardes ça bien au chaud, dans un coin... Tu verras ce que tu en feras plus tard de toute cette matière. Tu dis que c'est difficile pour toi d' « expirer » et que limite si t'es pas un peu mal à l'aise de vouloir tout garder pour toi ? C'est normal que tu retiennes, Manu. Et tu retiens parce que tu as besoin de tout ce que tu as accumulé, amassé, thésaurisé. Tu te nourris des autres. De ce qu'ils sont. De leur vie. C'est certainement un peu lourd à porter. Et que tu le veuilles ou non, tu écris même quand tu n'écris pas. Si tu « coïncidais », tu ne pourrais plus écrire. Tu vivrais. Et c'est tout. Mais tu écris. Et c'est autre chose.
Je sais, c'est pas hyper confortable comme situation mais ça donne des textes comme les tiens, d'une humanité folle et d'une poésie insensée.
Cherche pas à « coïncider » Manu. Je sais, c'est pas forcément de tout repos. C'est même souvent bizarre d'être sur le vélo et de se regarder pédaler. Mais tes textes, ils sont sublimes.
Prends soin de toi.
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