Pensées éparpillées façon puzzle

"Une maison suspendue dans l'air accrochée par des cordes à une étoile."

Impressionnante compilation des pensées d'un grand esprit formant une somme astronomique étonnante en cela qu'elle observe le précepte de Karl Kraus : "La somme des idées d'un exposé littéraire sera le résultat d'une multiplication, non pas d'une addition." L’œuvre de Giacomo Leopardi semble flotter par son originalité et sa clairvoyance au-dessus de la morne plaine de ses contemporains. C'est une maison où l'on revient sans cesse respirer l'air glacial du nihilisme et contempler les étoiles. Puisque, en ce monde, plus nombreuses sont les choses dont il est question dans le Zibaldone que celles qui n'y figurent pas, on a véritablement affaire à une œuvre-monde. Un grand nombre d'observations sont celles d'un philologue très éclairé et peuvent en conséquence écraser le lecteur. Les renvois incessants entre différentes parties du journal, les citations empruntées à des classiques oubliés dans la poussière des bibliothèques érudites et les ponts invisibles ne facilitent pas non plus une lecture déjà exigeante. Un extrait représentatif :

A la fin de la page 1107. Ausus, participe du neutre ou de l'actif audere, avec un sens neutre ou actif à la forme déponente (participe qui se conjugue encore ainsi ausus sum, es, etc., alors que les anciens disaient ausi, et par la suite plus communément ausim pour ausus sim ou fuerim), peut être d'une grande utilité pour démontrer cet ancien usage qui consistait à donner aux verbes actifs ou neutres un participe passé avec une signification non seulement passive mais aussi active ou neutre, comme dans le cas des déponents. Ausus est également passif. (9 janvier 1822.) Voir aussi Forcellini à osus, exosus, perosus participes actifs. Cautus, incautus sont qui cavit ou non cavit [qui prend garde ou non], participes rigoureux du verbe neutre caveo et signifiant non pas une action subie mais une action neutre. Il s'emploient aussi au passif comme amatus. Voir Forcellini et page 2363.

Néanmoins, à défaut d'apprécier à leurs justes valeurs les remarques techniques de Leopardi sur la dérivation latine des verbes continuatifs et fréquentatifs des écrits de Boccace, se perdre dans les méandres arpentés par notre rat de bibliothèque offre des jouissances inexplicables et d'autres que je peux peut-être communiquer. Je veux dire : le labyrinthe cèle des trésors qu'on prend plaisir à débusquer. Ne pas hésiter à emprunter un chemin au hasard sans savoir où il mène car la formidable toile n'est pas un système préexistant aux faits : Leopardi n'est pas "un faiseur de philosophie". Le Zibaldone est la manifestation d'une pensée vivante (bien qu'encapsulée dans sa cellule) en train de se faire. Quelques extraits qui frappent par la justesse des mots :

"Un excès d'attention équivaut effectivement à une absence."

"Le christianisme, dans sa perfection même, retombe, inclut et consiste en un véritable et total égoïsme, bien qu'il professe exactement le contraire."

"Nous fuyons les bonnes actions qui sont commandées par le devoir, et nous faisons de bon cœur celles qui sont le fait de notre volonté."

"Pour parvenir à faire quelque chose, il faut se défaire de l'attention et de l'intention de le faire."

"Celui qui donne des conseils n'a pas mal à la tête."