Formidable roman, remarquable à tous points de vue. "Zouleikha ouvre les yeux" s'inscrit déjà dans la grande tradition du roman russe entre drame, déchirement, barbarie sociale, ethnographie et passion.
J'ai été attirée par ce roman parce qu'à ma connaissance, c'est une des rares œuvres traduites en français se déroulant à Kazan, la capitale musulmane de l'immense Russie. Une ville posée au bord du majestueux fleuve Volga et que j'ai eu l'occasion de découvrir il y a quelques années, en m'y rendant en train de nuit depuis Moscou, située à 800 km plus à l'ouest. Capitale marchande et universitaire emblématique du Tatarstan, Kazan est aujourd'hui une métropole d'un million d'habitants (une ville moyenne pour la Russie) qui brille par son histoire et sa culture tatare steppique ; avant-poste de l'Oural et de l'infinie taïga sibérienne qui lui succède.
Zouleikha (à prononcer "Zouléira") est une jeune tatare mariée à quinze ans à un paysan propriétaire, un "koulak". Nous sommes en 1930. Sur le domaine agricole et forestier de son mari, rien moins qu'une ferme, le labeur est rude et peut sembler à des yeux occidentaux du pur esclavage. Mais comme il semblera doux et naturel, familier et réconfortant, à la jeune femme déjà bien éprouvée dans ses maternités qui sera propulsée brutalement dans le chaos soviétique.
Enlevée à l'instar de millions de "koulaks" par les autorités, Zouleikha est déportée en Sibérie dans une colonie nouvelle à fonder avec l'aide d'une poignée d'autres exilés dénutris et traités plus mal que des bêtes à l'abattoir.
La plume de Gouzel Iakhina est fascinante, son récit est à la fois d'une terrifiante réalité et d'une improbable poésie. Les descriptions de la nature aussi hostile que nourricière sont formidables et lyriques. Le rythme du roman donne au temps toute sa densité, ses longueurs telles que ressenties par les prisonniers de Sibérie - dans une bien moindre mesure. La figure de l'officier Ignatov offre quant à elle un contrepoids parfait pour appréhender les changements de mentalité d'un point de vue politique, économique et sociétal.
Le récit est d'une grande violence, tant physique que psychologique. On ressort de cette lecture informé et effrayé, on se frotte les yeux d'incrédulité tout en sachant que l'histoire de Zouleikha est le reflet de toute une génération de Russes, victime du stalinisme.
"Zouleikha ouvre les yeux" me (pour)suivra longtemps dans mon imaginaire. Roman historique, roman social, roman d'amour, roman de résistance, récit documentaire autant qu'œuvre profondément romanesque, les images et les destins que son autrice a dessinés pour les lecteurs sont d'une rare qualité, de celle qui marque ou traumatise les spectateurs.