Passer de vie à trépas, quitter son existence par un soupir, ultime et discrète exhalaison accompagnée d’un léger, si léger affaissement du menton, d’un frisson gris mourant qui parcourt une dernière fois le corps vaincu, d’une imperceptible agitation des doigts qui dit “aide-moi”, peut-être, ou bien “j’ai mal” ou encore “adieu, tout ira bien, ne t’inquiète pas”.
Rideau.


Vient l’instant où la vie croise la mort et où la mort l’emporte. On sait ce que la vie fait de la mort : elle s’accommode tant bien que mal, et plutôt mal, de cette sangsue puante. Parfois, elle la magnifie, elle l’idolâtre, elle l’appelle de ses voeux, elle la défie, elle l’interroge. Plus souvent, elle la craint, elle la fuit, elle l’occulte, elle la vomit en dépit des histoires qu’elle invente pour se rassurer, se consoler.


La mort, que fait-elle de la vie quand elle s’en empare ? Où la range-t-elle ? A-t-elle de l’ordre, seulement ? A-t-elle aligné nos quelque trois mille milliards de 21 grammes en un lieu connu d’elle seule ? Les recycle-t-elle ? Les roule-t-elle en boule pour jouer à pierre-papier-ciseaux avec les Parques ? En cône pour les fumer avec Yama ?


Des mille et une façons de mourir ailleurs que dans son lit – étranglé, éviscéré, décomposé sur pied par la gangrène, la lèpre ou le cancer, éparpillé par une broyeuse à bois, étouffé par un hippopotame, saigné par un boucher, piétiné, noyé, défenestré, dévissé, encastré, chtouillé, fusillé, garotté, brûlé, scalpé, raflé, gazé, goulagué, crucifié, empalé, il en est une encore plus stupide que toutes les autres : pendu par les Français.


Les onze du Niolu pourraient en parler si la pendaison haut et court aux châtaigniers de leur piève bien-aimée ne leur avait fermé la bouche, langue gonflée, violacée, yeux exorbités, poumons asphyxiés, nuque brisée.


Leurs cinquante compagnons – fourches et piques – aussi, s’ils n’avaient pas été déportés – fusils et canons – pour mourir au bagne de Toulon.


Les femmes violées, les enfants tués, les maisons incendiées, les bêtes égorgées, les champs dévastés, quelle serait leur plainte s’ils pouvaient encore crier ?


Le souvenir de la barbarie qui les a précipités dans la mort par une chaude après-midi de juin de l’an de disgrâce 1774, les vainqueurs ont fait tous les efforts pour l’enterrer.
Ils auraient dû savoir.


Quel que soit le zèle déployé pour ne pas laisser finir le mois “sans qu'on soit venu à bout de détruire entièrement cette race " (sic), il y a toujours des témoins, des gens qui s’échappent, qui racontent. Et l’île farouche, qui résiste encore et toujours à l’érosion de ses rêves par la force de sa langue, de ses chants, de ses montagnes et de son indomptable soif de liberté, a la mémoire tenace.


Un ti scorda di a filetta ! N'oublie pas la fougère, disent les anciens pour recommander à leur descendance de ne jamais oublier d’où ils viennent. Mieux que toutes les autres icônes, la fougère aux racines profondes, presque indestructibles, omniprésente dès qu'on s'éloigne des plages, symbolise l'attachement des Corses à leur terre.


Leur chant polyphonique, comme le blues, exprime les douleurs et les passions des pauvres, des opprimés, des dépossédés. Et quand les six d’A Filetta entonnent leur paghjella, leur complainte pour pleurer enfin les onze malheureux suppliciés et pendus à Corscia par l’armée française au nom de l’impôt de trop que voulait lever le roi, on en est sûr. On ne les oubliera jamais.


http://youtu.be/FU-wBJ4r3f0

Ratdebibli
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le 11 mars 2020

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