Tu as trois ans, tu es blonde, tu as un mignon petit nez retroussé, des lèvres délicatement ourlées, tu aimes t'habiller en princesse et déjà te maquiller, tu rêves au prince charmant, tu aimes l'obéissance et, entre un train électrique et un poupon rose, tu choisis toujours le poupon à dorloter. Alors, ma fille, réjouis-toi, les tests le prouvent : tu es une éloï. (*)
Ta voie est toute tracée : tu recevras la meilleure éducation ménagère possible, tu auras ta place sur le marché de l'accouplement, tu sauras tenir ta maison, épouser un virilo et le rendre heureux. Tu sauras t'apprêter pour être désirable en toute circonstance et rendre ton virilo heureux, faire la cuisine, te reproduire et rendre ton virilo heureux. L'eusistocratie de Finlande a tout prévu pour toi, tu verras, ta vie sera belle, tu auras des amies qui te ressembleront et tu auras un virilo que tu rendras heureux.
Ta soeur, elle, qui ne rêve que de grimper dans les arbres, courir dans les bois, prendre des risques et lire des livres, ta soeur le vif-argent, qui se moque comme d'une guigne de sa première dentelle, ta soeur est de toute évidence une morlock. L'eusistocratie veillera à ce qu'elle ne se reproduise pas et, pour ne pas gêner ton épanouissement, la fera grandir loin de toi dans une institution où elle apprendra, au côté d'infras tout aussi stérilisés qu'elle, à accomplir les tâches subalternes et ingrates dont la société a besoin. Ne crains rien, jolie éloï, revois le chapitre “soumission” de ton manuel et ta vie sera belle.
Elle le sera d'autant plus que l'État veille à ta santé physique et mentale. Pour toi, il a éradiqué le poison de l'émancipation, remplacé pour ton plus grand bien par l'hygiène raciale, l'eugénisme et la domestication. Tu te nourriras sainement. Tu ne risqueras pas de tomber dans les addictions - drogues, alcool, tabac, café, piment, distractions électroniques (mobile, internet, télévision…) - dont les nations voisines aux démocraties dégénérées sont si friandes.
L'eusistocratie te donne une religion pour t'y aider. Quoi de plus pratique pour l'État que cet ensemble de règles à suivre, de réponses faciles à croire, qu'une communauté où chacun surveille la bonne pratique de l'autre et n'a de cesse de dénoncer les déviants ? Et pour celles et ceux qui auraient du mal, les caméras de l'eusistocratie sont là, omniprésentes.
Mais si ta soeur la morlock au physique d'éloï passait au-travers des mailles du filet, que serait sa vie ? Croquerait-elle le piment interdit ? Deviendrait-elle capsico ? Trouverait-elle, pour décrire le feu qui la consume, les mots les plus étonnants, les plus originaux ? Et jusqu'où irait-elle te chercher si tu disparaissais ? La question te dépasse, petite éloï. Ne fatigue pas ton gentil cerveau, n'essaie pas de répondre.
Johanna Sinisalo (**) l'a fait pour toi. Et ça décoiffe.
(*) Référence aux personnages de “La Machine à explorer le temps” de H.G. Wells.
(**) Pour en savoir plus sur l'auteure et le suomikumma ou “finnish weird” (l'expression est d'elle), genre littéraire qui embête bien les libraires hexagonaux (dans quel rayon ranger ces livres improbables ?), c'est par ici : http://www.finnishweird.net/