Tout a commencé quand je me suis m’interrogé sur le « that’s why ».
« C’est pourquoi ». Comment expliquer la présence de ce « c’est pourquoi » si explicatif, si démonstratif ? Est-ce qu’une histoire d’amour a besoin d’un « c’est pourquoi » ? D’une justification causale ? Quel rapport de cause à effet y a-t-il entre « you’re the devil in disguise » et « that’s why I’m singing this song to you ». ?
Pourquoi Madonna devrait-elle chanter une chanson à quelqu’un qui est le Diable "en personne" ? « Tu es le Diable en personne, c’est pourquoi je chante cette chanson pour toi. »
À cette question, la réponse la plus évidente est : pour lui plaire, pour le charmer. Elle est amoureuse, elle est contente, elle chante. C'est tout. Cependant, je ne peux m’empêcher de penser qu’il y en a une autre. C’est vraiment un texte très étrange, qui va bien au-delà d’une simple petite chansonnette d’amour pop. On lit partout que Madonna parle de son compagnon de l’époque. Je ne peux pas croire qu’il s’agisse de cela. Elle raconte une rencontre avec un étranger, un bel étranger dont le charme est magnétique et irrésistible. Elle pressent qu’il y a un danger. Cet étranger peut la conduire à sa perte. Sa raison lui dit de fuir mais la tentation du Mal est si intense qu’elle ne peut pas s’empêcher d’être attirée par lui, comme par une force surnaturelle, malgré les voeux et les protestations religieuses : "heaven forbid", "Dieu m'en garde".
Le Mal est séduisant. "Video meliora proboque, sed pejora sequor". On a l'impression qu'elle n'a pas affaire à un être de chair et de sang mais à une sorte de principe métaphysique qui l’enveloppe et la fait s’abîmer en lui. « Et tout le monde le sait, te connaître, c’est faire partie de toi ». Dirait-on cela à propos de quelqu’un ? Pourquoi « tout le monde » le saurait-il ? À partir de quand aimer quelqu’un c’est "faire partie de lui" ? Je veux bien qu’il y ait une dimension de fusion dans l’amour, qui expliquerait que l’individualité soit niée au profit de l’union avec l’Autre. Mais là, c’est plutôt un phénomène d’absorption qui est décrit. Madonna ne chante pas seulement pour plaire ou charmer cet Autre bizarre mais aussi parce qu’elle est sous son emprise. Le texte du morceau prend plus de relief si l’on imagine qu’elle ne s'adresse pas à un type banal mais à un personnage beaucoup plus inquiétant. Ce que je propose aux âmes les plus byzantines, c'est de lire le "you're the devil in disguise" littéralement.
Elle chante sa rencontre avec le Diable en personne.
Le Diable qui a pris l’apparence d’un homme. Paradoxe atroce, la Madonne a rencontré Satan et chante comme une possédée, comme une sorcière durant un sabbat moderne. Dans cette perspective, le solo final de flûte prend tout son sens. Qu’est-ce que vient faire cette flûte avec ces trilles stridentes, ces fausses notes géniales et dérangeantes dans un morceau de pop censé passer à la radio ? On dirait qu’il vient apposer au bas de la chanson la signature d’un rituel païen. Ou alors non, c’est juste la bande-originale d’Austin Powers. Ah ah.