"Charlie Freak" narre l'histoire d'un sans-abri nommé Charlie. Le narrateur le rencontre au coin d'une rue, durant les fêtes de Noël.
Charlie n'a pas mangé depuis cinq jours. Il n'a en tout et pour tout qu'une seule possession : un anneau d'or. Le narrateur lui propose d'acheter son précieux bien pour une somme dérisoire. Charlie utilise l'argent de la transaction pour acquérir de la drogue. Il fait une overdose, sur un coin de trottoir.
Apprenant la nouvelle, le narrateur se précipite sur les lieux et rend à Charlie son bien.
Steely Dan n'a jamais fait dans le guilleret et l'innocent. Bien au contraire, ils sont de ceux qui pensent que les plus belles harmonies sont celles se terminant par une fausse note. L'urgence du piano, dès les premières mesures, donne le ton. L'enchaînement des événements sera implacable. La tension monte, de nouveaux instruments débarquent au fil des couplets. Nous n'avons même pas le temps de nous remettre de nos émotions que ça y est, c'est déjà terminé.
En deux minutes et quarante et une secondes, le groupe nous offre une fable d'une banalité tragique. Sa puissance tient dans les détails. Des clochettes de Noël qui débarquent là où on ne les attend pas, une guitare se lamentant en arrière-plan. Surtout, ce chant désenchanté, comme si le narrateur ne pouvait que constater les conséquences funestes d'un jeu perdu d'avance.
Alors que notre époque célèbre un esprit de Noël où l'amour de son prochain s'exprime par la marchandise et la possession, Fagen et Becker confectionnent un morceau où la possession est impossible. La bonne affaire de l'un se base sur la perte de l'autre. Toute intention, aussi bonne qu'elle prétend l'être, est rattrapée par la réalité des choses.
Difficile avec une telle œuvre de se blottir sereinement sous un plaid pour enchaîner les films de Noël. Bloquer notre attention sur un écran a l'avantage d'occuper notre esprit. Qu'importe si notre maison gèle puisque nous regardons ailleurs ?
Laissons de côté les multiples désastres humains constituant ce mois de décembre 2022 et célébrons la présence de l'équipe de France en finale d'une Coupe du Monde certes un peu spéciale mais bon, comme on dit, la mort fait partie de la vie.
Oublions la lente agonie des acquis sociaux, des dispositifs mis en place à une époque où notre prochain n'était pas un concurrent à éliminer, mais un compagnon de galère comme un autre. Concentrons nous sur la poursuite de nos propres intérêts et justifions nos comportements par les discours ambiants : d'une certaine manière, Charlie n'a ce qu'il mérite. S'il y avait mis suffisamment d'effort et de motivation, il aurait pu se débarrasser de son addiction. Être un parasite feignant improductif n'arrange rien aux problèmes de la société, chacun doit prendre ses responsabilités.
Et dans tous ces discours qui réarrangent notre définition du bon goût, heureusement qu'il existe d'aimables empoisonneurs comme Steely Dan pour nous rappeler que l'esprit de Noël peut être le fantôme de notre mauvaise conscience.