Une lionne blessée, qui feule.
C'est la première chose qu'on remarque - cette voix.
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La chanson est d'une simplicité biblique : J'aimais, j'ai été trahie.
16 vers répétés comme des pensées enfermées dans un crâne, qui tournent et heurtent les parois.
Assez peu de plainte dans le ton - de la douleur, de l'indignation, de la dignité et de la honte mêlées - la honte de s'être fait berner, comme n'importe qui - n'importe qui amoureux.
Une femme, mais ces mots peuvent autant être chantés par un homme - beaucoup l'ont fait, moins bien.
Les paroles, de Steve Wolfe et Ronnie Scott, sont à première vue très simples, mais méritent qu'on y regarde de plus près :
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It's a heartache
Nothing but a heartache
Hits you when it's too late
Hits you when you're down
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Déjà, pas si facile de traduire "heartache" :
C'est une peine de coeur, mais l'expression française a un côté rétro, précieux-suranné, comme une image restée trop longtemps contre une vitre, couleurs passées. Heartache au contraire est très simple, c'est du langage courant comme Headache , Toothache ( migraine, mal aux dents ) etc.
Malheureusement on ne dispose en français d'aucun mot aussi direct pour la douleur amoureuse, alors il faudra employer "peine de coeur", tant pis !
ça donne :
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C'est une peine de coeur
Rien qu'une peine de coeur
ça vous atteint quand c'est déjà trop tard
ça vous atteint quand vous allez mal
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( sauf qu'on pourrait aussi bien traduire par :
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C'est une douleur au coeur
Juste une douleur au coeur
ça vous cogne quand c'est trop tard
ça vous frappe alors que vous êtes au sol )
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il y a dans ce "rien qu'une peine de coeur" une volonté à la fois de minimiser, et une honte à souffrir autant d'un truc aussi courant, aussi banal.
Les phrases sont courtes, avec des mots très simples, mais font passer un cocktail d'émotions extrêmement précis quand elles sont chantées par Tyler.
ça continue avec :
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It's a fool's game
Nothing but a fool's game
Standing in the cold rain
Feeling like a clown
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Là encore, c'est simple à première vue, mais difficile à traduire.
Fool c'est l'idiot, celui qui fait le clown, mais aussi le pigeon, celui qui se fait duper, et c'est dans ce sens que le mot est employé ici : Un jeu de dupe.
Là encore, l'expression sonne rétro, précieuse et surannée en français, alors qu'on est dans du langage très courant et direct en anglais.
Là encore, on manque d'équivalent, alors tant pis, faisons avec :
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C'est un jeu de dupes ( ou : une arnaque )
Rien qu'un jeu de dupes ( une arnaque )
Rester sous la pluie froide ( ou : se tenir debout sous la pluie froide )
Se sentir comme un clown
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On voit que clown renvoie à fool. "To be fooled" signifie s'être fait arnaquer, ou qu'"on s'est joué de vous" ( dans un registre trop précieux pour l'équivalent anglais ), sauf qu'il y a dans "fooled" l'idée qu'on a été un idiot, qu'on s'est fait ridiculiser, qui s'entend bien plus qu'en français :
on retrouve l'ambivalence indignation/honte, l'idée que c'est dégradant d'être tombé dans le panneau comme le premier idiot venu- la comédie de l'amour traître qui détruit l'amour-propre au passage, qui casse l'estime de soi.
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Tout ça en quelques phrases ultra simples et répétitives, avec juste un ou deux mots qui changent - comme si la victime ne pouvait plus tenir un discours articulé, condamnée à répéter des phrases rigides, minimalistes.
"Rester debout sous la pluie froide" rend tellement simplement la sensation misérable, la sidération, l'incapacité à réagir et la perte de capacité à prendre soin de soi...
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On note que ces phrases verbales omettent le pronom personnel ( pas de "je" ), comme si celle qui parle ne pouvait plus exprimer sa propre personne.
Comme si elle était objectifiée, réifiée, ou absente de son propre corps, incapable d'habiter la scène dont elle s'extrait pour ne pas réaliser et souffrir pleinement.
...ce n'est pas moi qui vis ça, ça ne peut pas être moi.
Et puisqu'on évoque le pronom personnel, il y en a un autre qui fait des siennes dans cette chanson, c'est le you.
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Bien sûr on connait la difficulté du you qui signifie autant "tu" que "vous".
Tant qu'il ne s'agit que du vous de politesse, on manque juste de l'info "est-ce un vouvoiement ou un tutoiement", c'est assez light;
mais comme ce you peut aussi bien être un vrai "vous" pluriel, on ne sait même pas s'il désigne une personne précise ou un groupe - voire tous les auditeurs ( mais comment font les anglophones pour s'y retrouver dans cette imprécision terrible ? ).
...mais on va voir, avec cette chanson, que le you peut désigner bien plus de choses :
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Au début, dans "hits you when it's too late, hits you when you're down", on peut considérer que ce you désigne celle qui parle, puisqu'il s'agit de son expérience malheureuse, de son vécu, son ressenti. C'est donc un you qui signifie en fait "je" ! Mais sous la forme d'un "tu".
Si je vous dit "c'est malcommode d'écrire une critique sur ce site, tu voudrais être concis et tu t'aperçois que tu t'es beaucoup trop étalé", vous voyez bien que je parle de moi, c'est un "tu" pour un "je", mais qui passe par le "tu" pour embarquer le lecteur dans une communauté de pensée, voire une complicité, en l'amenant à se mettre à ma place.
C'est exactement ce que fait la chanson :
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en évitant de dire "je", en usant du "you", elle embarque l'auditeur en l'amenant dès les premières phrases à se mettre dans la peau de l'auteur et à vivre son malheur - elle force l'empathie.
Et comme elle fait sentir à quel point cette mésaventure est banale, elle l'universalise, nous amenant tout de suite à penser que ça peut nous arriver n'importe quand n'importe où. L'absence voulue de précisions concrètes, de détails, en fait un vêtement unisexe qui peut aller à chacun de nous.
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Mais ce "you" n'est pas qu'un "je" ( de l'auteur, de la victime ), en plus d'être un "tu" ( de l'individu auditeur cueilli tout seul dans son intimité ), en plus d'être un "vous" englobant la totalité des auditeurs passés présents et à venir ( tant que de nouvelles personnes entendront cette chanson , tant qu'elle sera écoutée ), ce qui fait un sacré paquet de monde :
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Non, en anglais le "you" sert aussi à l'indéfini, l'indéterminé, l'impersonnel.
"You never know " veut dire "On ne peut pas savoir", "You can't always get what you want" ( coucou Mick ) signifie "On ne peut pas toujours avoir ce qu'on veut".
En anglais, "you" c'est aussi "on", plus souvent utilisé que l'indéfini officiel "one" ( d'emploi moins courant ).
Dans ce vers "hits you when it's too late", l'auteur, très simplement, réussit donc à utiliser un you qui veut dire "je" ( auteur/victime), "tu"( auditeur individu intime ), "vous"( tous les auditeurs possibles, tout ce qui n'est pas le "je" de la victime, donc le reste du monde, même ceux qui ne sont pas encore nés ) et "on" ( indéterminé/universel ).
C'est beaucoup !
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Mais ça va encore se compliquer - la complexité des sens dans la simplicité des mots :
It's a heartache
Nothing but a heartache
Love him 'til your arms break
Then he let's you down
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passée la répétition, voilà du nouveau : le traître aimé entre en scène !
On apprend que c'est un "il" :
Tu l'aimes jusqu'à ce que tes bras se rompent ( ou : tu l'aimes à t'en briser les bras )
Et là il te laisse tomber.
( encore une phrase ou le pronom personnel est éludé : "love him" pour "you love him". )
On est toujours dans ce "you" qui veut dire je tu vous on, qui à la fois élargit le propos à l'universel, prenant l'humanité à témoin, et en même temps ( comme dit l'autre ) va nous chercher, nous l'auditeur, dans notre individualité pour nous faire partager son malheur.
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"Love him untill your arms break" n'est pas, à priori, une expression courante, c'est certainement une création des auteurs. Aimer quelqu'un jusqu'à s'en briser les bras : on imagine serrer la personne dans ses bras jusqu'à s'en faire mal, et il y a déjà une nuance de désespoir, comme si ça allait forcément mal finir, comme s'il y avait déjà un point de rupture à l'horizon;
"Then he lets you down" rappelle le "Hits you when you're down" du début, cette sensation d'injustice et de cruauté : c'est au moment où tes bras se brisent à force de l'aimer qu'il te laisse tomber, comme c'était quand tu étais au sol que le malheur te frappait;
Au passage, on note tout de même que la victime était au sol avant d'être frappée, et que ses bras se brisaient ( à trop étreindre ) avant que l'homme qu'elle aime ne la laisse tomber; en très peu de mots, on a le sentiment que quelque chose n'allait pas, que cette histoire allait vers un dénouement malheureux, et que si elle serrait si fort, c'était peut-être déjà de peur d'être quittée...
ça continue :
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It ain't right with love to share
When you find he doesn't care for you
It ain't wise to need someone
As much as I depended on you
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Ce n'est pas juste, dans un amour à partager
Quand tu t'aperçois que tu ne comptes pas pour lui ( ou : qu'il n'en a rien à faire de toi, qu'il ne tient pas à toi, qu'il ne fait pas attention à toi... )
Ce n'est pas sage d'avoir besoin de quelqu'un
Autant que j'avais besoin de toi
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Et là, renversement ! alors qu'on appelait l'autre "him, he" ( lui ), on termine en l'appelant "toi" !
Le couplet commence par la protestation ( ce qui m'est arrivé n'est pas juste ),
l'idée que l'amour est un truc qui doit être partagé ( sous entendu : à parts égales )
la déception de s'apercevoir que l'autre ne vous aime pas comme vous l'aimez,
et l'auteur/la victime semble soudain nous donner un conseil :
Ce n'est pas sage, pas prudent de trop dépendre de quelqu'un ( on repense aux bras qui serraient trop forts ), mais à la fin de cette phrase on a la surprise de s'apercevoir qu'elle s'adresse maintenant directement à lui, en lui disant tu.
Ce même "tu" qui, 2 lignes plus haut, avait encore la valeur je-tu-vous-on !
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Ce qui renforce la surprise, c'est la construction de ces 2 phrases, leur symétrie délibérée :
"It ain't wise to need someone" reproduit la forme de "It ain't right with love to share"
et dans "When youfind he doesn't care ...FOR YOU" est très détaché, souligné, exactement comme dans "As much as I depended on... YOU", mais ces deux YOU ont des sens opposés : le YOU de "for you" était la victime ( et le monde entier empathique pris à témoin, sauf le traître ), tandis que le YOU de "As much as I depended on... YOU" est le coupable !
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...comme quoi on peut faire dire ce qu'on veut à un tu, et l'auditeur n'a que le contexte ( très lapidaire ) pour s'y retrouver; et pourtant, à aucun moment on ne peut s'y méprendre.
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Le reste de la chanson répète ces phrases, jusqu'à en juxtaposer des morceaux à la fin comme si le discours répétitif et figé se désarticulait, donnant l'impression que la victime est prisonnière de cet instant et de cette sensation, sans pouvoir passer à autre chose et reprendre le cours de sa vie :
"Une boucle temporelle", dirait notre cher docteur...