Je redoutais cette critique là.
Pour plusieurs raisons.
D'abord parce que cette chanson est merveilleuse, et que personne n'a besoin de moi pour la connaitre ni reconnaitre sa beauté. Critique inutile donc.
Ensuite parce qu'à chaque écoute de cette chanson je suis remuée, elle me prend aux tripes et j'ai envie de pleurer, ce qui peut altérer mes capacités rédactionnelles, or, je réécoute les morceaux plusieurs fois avant de les critiquer.
C'est donc larmoyante et émue que je m'y mets, veuillez pardonner toute envolée lyriques ou incohérences.
Puisque pour moi tout est sensations, ici je vous immerge dans l'eau.
Les premières notes, le piano et le violon, sont aquatiques, une chanson dans laquelle on baigne, on dans le grand large, la tête sous l'eau.
Une chanson aquatique, ça vous immerge tout entier, c'est la sensualité même, ça cache aussi vos larmes, c'est abyssal. Jusque dans le texte, dans les mots et les sonorités, l'eau est là.
"Bien sûr nous eûmes des orages, vingt ans d'amour, c'est l'amour fol."
Bien prononcés, l'allitération du r, la douceur du reste des consonnes, berce, froissé par le f de fol.
"Mille fois tu pris ton bagage, mille fois je pris mon envol."
Je ne vais pas radoter sur la diction du monsieur, je crois que vous avez compris ce que j'en pense. Je dirais juste que la rythmique du vers est parfaite, la césure aussi.
"Et chaque meuble se souvient, dans cette chambre sans berceau, des é-clats des vieilles tempêtes. Plus rien ne ressemblait à rien, tu avais perdu le goût de l'eau, et moi celui de la conquê-te !"
Ici la métaphore aquatique se poursuit . Toujours très imagé, le texte personnifie jusqu'au meuble, ce qui nous permet de sentir l'atmosphère lourde et parfois pesante qu'il nous décrit.
Et en fait si je reviens sur la diction pour parler de ressem-blait à rien. Un b bien prononcé, ça se mord, ça se jette, lèvres pincées pour le sortir. Il y a des capteurs nerveux dans la bouche, c'est pas pour rien qu'on embrasse avec. Essayer de dire "B" comme il le dit, ça n'a rien à voir avec mâcher ses mots...
Dans ses deux phrases, le rythme s'emballe, semblable au rythme cardiaque d'un amoureux ému.
Trêve de divergences foldingues, nous voilà arriver à
"Mon Amour, mon doux, mon tendre, mon mer-veilleux a-mour (allitération en M..chut!!!), de l'aube claire jusqu'à la fin du jour, je t'aime en-core, tu sais, je t'aime."
Brel était marié à "Miche", il l'a trompée allégrement, a vécu au vu et au su du monde entier avec de splendides jeunes femmes, mais n'a jamais divorcé de sa Miche. Il disait "Le mariage c'est quand un homme peut tomber malade sans craindre d'être seul."
Refrain accompagné par un chant de lamentations du violon, à qui le piano répond, lui offrant une épaule réconfortante.
"Moi je sais tous tes sortilè-ges, tu sais tous mes envoutements."
Si je souligne les M, et les S je suis redondante, non? Mais leurs vagues me font dériver.
"Tu m'as gardé de pièges en piè-ges, je t'ai perdu de temps en temps."
Les consonnes se font plus dures (P, G, T) , exprimant le poids de l'absence.
"Bien sûr tu pris quelques amants, il fallait bien passer le temps, il faut bien que le corps e-xulte. Mais fina-le-ment, fina-le-ment, il nous fallut bien du talent, pour être vieux sans être a-dul-tes."
De nouveau, le rythme accéléré donc, la joie d'un enfant amoureux.
Je continue mon délire sur les consonnes, pour qui me trouve absurde, se référer au début de ma critique.
Le début de la phrase, jusqu'à "exulte" est composé principalement de consonnes dures, la deuxième partie adoucit le tout, joignant les M, les L et les N aux F, B et T, gagnant du terrain sur eux aux points d'êtres mieux entendus. La tendresse l'emporte.
Le refrain revient avec sa même construction de larmes qui s'épandent.
"Et plus le temps nous fait cortège, et plus le temps nous fait tourment."
Qui dit tourment dit terre, d'où les consonnes. La liberté c'est la mer, l'eau, la femme, qui ancre l'homme dans un "chez soi", représente la terre nourricière dont Brel ne peut se passer mais dont il se cache.
"Mais n'est-ce pas le pire piège, que vivre en paix pour des amants."
Déclaration de guerre amoureuse qui se fait dans la dureté des sonorités.
"Bien sûr tu pleures un peu moins tôt, je me déchire un peu plus tard, nous protégeons moins nos mystè-res. On laisse moins faire le hasard, on se méfie du fil de l'eau (!) mais c'est toujours la tendre gue-rre."
Ces deux phrases forment une vague. La douleur, la dispute, les consonnes dures du début, qui s'adoucissent au milieu, et reviennent à la fin.
Et la conclusion sur ce merveilleux refrain.
Je reprends mon souffle, j'émerge hors de l'eau.
Cette chanson est un baiser aquatique.