les paroles d'abord :
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C'est un petit bonheur que j'avais rencontré
Il était tout en pleurs sur le bord d'un fossé
Quand il m'a vu passer, il s'est mis à crier
"Monsieur ramassez-moi, chez vous emmenez-moi"
"Mes frères m'ont oublié, je suis tombé, je suis malade"
"Si vous n'me cueillez point, je vais mourir quelle balade"
"Je me ferai petit, tendre et soumis, je vous le jure"
"Monsieur, je vous en prie, délivrez-moi de ma torture"
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J'ai pris le petit bonheur l'ai mis sous mes haillons
J'ai dit, "faut pas qu'il meure, viens-t'en dans ma maison"
Alors le petit bonheur a fait sa guérison
Sur le bord de mon cœur y avait une chanson
Mes jours, mes nuits, mes deuils, mes peines, mon mal, tout fut oublié
Ma vie de désœuvré j'avais l'dégoût d'la recommencer
Quand il pleuvait dehors ou qu'mes amis m'faisaient des peines
J'prenais mon petit bonheur et j'lui disais, "c'est toi ma reine"
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Mon bonheur a fleuri, il a fait des bourgeons
C'était le paradis, ça s'voyait sur mon front
Or un matin joli que j'sifflais ce refrain
Mon bonheur est parti sans me donner la main
J'eu beau le supplier, le cajoler, lui faire des scènes
Lui montrer le grand trou qu'il me faisait au fond du cœur
Il s'en allait toujours la tête haute sans joie, sans haine
Comme s'il ne pouvait plus voir le soleil dans ma demeure
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J'ai bien pensé mourir de chagrin et d'ennui
J'avais cessé de rire, c'était toujours la nuit
Il me restait l'oubli, il me restait l'mépris
Enfin que j'me suis dit, il me reste la vie
J'ai repris mon bâton, mes deuils, mes peines, et mes guenilles
Et je bats la semelle dans des pays de malheureux
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Aujourd'hui quand je vois une fontaine ou une fille
Je fais un grand détour ou bien je me ferme les yeux
Je fais un grand détour ou bien je me ferme les yeux
. Félix Leclerc 1948 ( et pas 1951 )
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. J'ai entendu ça toute mon enfance, c'est imprimé, cette chanson qui chemine comme une charrette. Avec la voix et la diction incroyable du monsieur, son mélange étonnant de laisser-aller et de dignité.
. Pour un enfant, c'était une énigme bizarre : il parle d'un petit bonheur, et à l'arrivée il évite les femmes. La différence des genres n'aidant pas, j'ai mis longtemps à comprendre que ce petit bonheur, c'était une femme.
. Déjà, je n'assimilais pas une femme à un petit bonheur : les paroles m'évoquaient une petite plante sur le bord d'un fossé, ou un oisillon tombé du nid, pas une femme.
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. Le texte est impressionnant de sexisme : dès le départ, la femme n'est pas une personne, c'est un petit truc mignon, pitoyable. On la croise par hasard et elle vous supplie de la prendre, et on dirait bien qu'elle supplie le premier passant venu, façon mendiante. Elle mendie l'amour, ou la protection masculine. Elle vous appelle Monsieur, est-ce que vous la madamez en retour ?
. Pas du tout, vous en parlez comme d'un petit machin, elle vous vouvoie, vous la tutoyez.
. Vous la regardez de haut, elle tout en bas, "sur le bord d'un fossé", autant dire dans le ruisseau.
. Si vous ne la prenez pas ( elle dit "ramassez-moi", c'est tout dire, vous allez la ramasser dans le caniveau ), elle est foutue, elle va mourir, vous avez droit de vie ou de mort, selon que vous passez sans l'écouter ou la prenez dans votre manteau.
. Pourtant vous êtes en haillons, mais elle est plus démunie qu'un pauvre, dans l'échelle des valeurs elle est en-dessous de tout - d'ailleurs vous n'en parlez pas comme d'une personne.
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. Comme sa vie dépendait de votre décision de la prendre, dès le début elle vous doit tout, c'est commode ! Et comme elle jure de ne pas occuper de place, de rester petite et d'être bien soumise, c'est tout benef.
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. Le narrateur est en haillons, mais il a une maison, contrairement à elle qui est dans le caniveau. Visiblement l'élément de mobilier qui lui manquait, c'était "une femme": ça évite les jours et les nuits de désœuvrement, ça réchauffe, et on est content de l'avoir - mais juste quand il pleut ou que les potes sont décevants ( parce qu'une femme ça passe forcément après les potes, si on est un homme un vrai ) : il la prend "quand il pleuvait dehors ou qu'mes amis m'faisaient des peines" et dans ces occasions extrêmes il se tourne vers elle et la traite de reine ( vous remarquerez : c'est la première fois qu'il utilise le féminin et la qualifie de personne humaine, mais il n'oublie pas le "ma" possessif : c'est toi MA reine" ( qui a dit "le secret de la séduction, c'est de traiter les reines comme des prostituées et les prostituées comme des reines" ? je sèche ).
. Et voilà, qu'alors que tout baigne, patatras ! elle s'en va !
. Il ne nous dira pas pourquoi.
. C'est un grand classique de rhétorique "homme quitté" : Soit on précise que la traître nous a trompé avec un autre, soit on fait mine de ne pas comprendre pourquoi elle est partie - ce que choisit Leclerc ici : la posture de l'innocent, du brave gars qui ne comprend rien aux femmes.
. Ne pas détailler, ne pas expliquer, ça sous-entend qu'il n'y a pas d'explication, que les femmes sont inconstantes par nature. Commencer à détailler, à décrire les circonstances de la rupture, se demander pourquoi, ce serait laisser penser qu'il y a peut-être un "parce que", et ça, c'est intolérable :
- Envisager qu'on a mal aimé ? Qu'on a changé ? Qu'on a laissé mourir le feu ? Qu'on était sur un malentendu ? Que, peut-être, c'était du besoin plus que de l'amour, et qu'une fois ce besoin satisfait, il n'y a plus de raison de prolonger cette liaison ? Inenvisageable.
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. Pourtant, dans ce départ "sans joie, sans haine", on entend qu'il n'y avait peut-être pas tant d'amour que ça, et qu'elle n'en pouvait plus ; mais qu'elle aurait du rester quand même, par gentillesse, par pitié, quitte à s'étioler dans "cette demeure où elle ne pouvait plus voir le soleil" - formule saisissante ( la meilleure de toute la chanson), qui, en fait, légitime complètement le départ : on a envie de crier à tout le monde :
-"si vous ne pouvez plus voir le soleil chez votre compagne ou compagnon, barrez-vous vite ! c'est une raison suffisante et un test sûr !"
. ( on note en passant qu'il dit "MA demeure". Il l'a recueillie, il en a fait sa compagne, mais visiblement il n'a jamais approfondi le sentiment d'union au point de penser "NOTRE demeure" ).
. Très classiquement il s'est imaginé mourir de chagrin, il a broyé du noir, il s'est aigri, et quand il a touché le fond il est remonté. Depuis, célibataire résolu, il se promène dans des pays de malheureux ( est-ce à dire que fréquenter le malheur des autres le réconforte ? ), et vient le mot de la fin :
- S'il voit une fontaine ou une femme, il fait un détour ou ferme les yeux.
- Cette conclusion m'a toujours laissé baba. Déjà, enfant, comme je l'ai dit plus haut, je ne traduisais pas automatiquement "un petit bonheur" par "une femme". Riez, mais je ne pigeais pas d'où sortait cette femme à la fin, et pourquoi tant de haine ( ou de peur ).
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- Quand j'ai mieux compris le sens de la chanson en grandissant, restait une énigme :
pourquoi une fontaine ? Elle sortait d' où ?
. le petit bonheur était dans un fossé au début de l'histoire, logiquement le gars devrait éviter les fossés, pas les fontaines; Est-ce qu'au Québec on appelle fossé les fontaines, ou fontaine les fossés ?
. Ou bien est-ce que la fontaine est une métaphore pour "femme" ? Depuis quand ? Une métaphore pour "amour" ? Une fontaine à souhaits ? Une fontaine de larmes ? Est-ce qu'il l'a rencontrée au parc La Fontaine à Montréal, parmi les écureuils gris voleurs de chips ?
...c'est curieux de finir sur cette bizarrerie...
- En tentant de comprendre ( merci qui ? merci wiki ), j'ai vu que Félix avait depuis l'enfance un crush avec les fontaines en tous genre - il avait même rebaptisé sa rue Claire-Fontaine, et on pense tout de suite à cette autre chanson d'amour malheureux et de femme qui rompt pour un motif puéril...
. La chanson servait d'interlude entre deux scénettes de la pièce de théâtre "au pt'it bonheur" qu'il avait écrite ( et montée, et jouée ). L'explication de la fontaine est peut-être dans une de ces scénettes, mais je n'ai pas retrouvé le texte de la pièce.
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- Si on fait le calcul, avec cette rupture il est juste revenu au point d'avant - la situation qu'il décrit est pile sa vie d'avant la rencontre, il reprend ses mêmes mots - un minimum de maths devrait donc lui faire comprendre qu'il n'a rien perdu à cette aventure. Il y a gagné une période de bonheur - qui s'est achevée, et puis ?
. Mais non, c'est intolérable de perdre ce bonheur ramassé par terre dont il était devenu le propriétaire, et l'inconstance d'une femme est forcément l'inconstance de toutes les femmes, engeance à éviter.
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. Au fait, dans ces derniers mots, pour la première fois il prononce le mot "femme" ( en mode haine ). On se dit que, rien que pour gagner le droit d'être appelée femme, et pas "petit machin" ou "truc bidule", ça valait le coup de partir, non ?
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. Bref, cette chanson est du concentré d'essence de misogynie.
...alors, pourquoi ce 8/10 ?
. Parce que je l'aime d'amour, depuis toujours. Le cœur a ses raisons...