Ma vie avec Clint
Clint est octogénaire. Je suis Clint depuis 1976. Ne souriez pas, notre langue, dont les puristes vantent l’inestimable précision, peut prêter à confusion. Je ne prétends pas être Clint, mais...
le 14 oct. 2016
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Joe Dassin, c’était l’ami de la famille, le copain qui s’invitait sans façon le samedi soir. Sa bonne humeur contagieuse, ses ritournelles enlevées ; les Dalton, Bib Bib, l‘Amérique ou l’Été indien ; assuraient le succès de nos émissions de variété. J’admirais son teint halé, ses costumes de Pierrot de music-hall, son aisance de beau gosse et son inaltérable sourire de crooner. Papa connaissait toutes ses chansons, que nous reprenions en famille lors des longues migrations estivales.
Émigrant juif d’Odessa, le grand-père s’installa aux USA. Harcelé par McCarthy pour s’être brièvement inscrit au parti communiste, le père repassa l’Atlantique et connut une belle carrière de cinéaste (Jules Dassin) en France. La mère était une violoniste virtuose. Joe respirait la joie de vivre, la facilité et la bonne fortune.
Or, un soir, sur une radio périphérique, je l’entends interpréter une œuvre différente, voire dissonante. J’ai le plus grand mal à retrouver cette Marie-Jeanne. Pouvez-vous imaginer un monde sans Internet ? Je finis par dénicher le 33 tours et, après plusieurs écoutes, à saisir le texte. J’étais sidéré.
« Et qu´aujourd´hui Marie-Jeanne s´est jetée du pont de la Garonne"
Maman m´a dit enfin "Mon grand, tu n´as pas beaucoup d´appétit
J´ai cuisiné tout ce matin et tu n´as rien touché, tu n´as rien pris »
Joe avait adapté l’immense, et objectivement unique, succès de Bobbie Gentry : Ode to Billie Joe (1967). Je ne sais que penser face à de tels destins : faut-il se réjouir de voir cette artiste à jamais associée à cette magnifique chanson, ou la plaindre de n’avoir jamais su rééditer un tel succès ?
Dans une zone rurale, une jeune fille se donne la mort. Le narrateur la connait. Que s’est-il passé ? Quels liens les unissaient ? Nous l’ignorons. D’innombrables débats ont tenté d’éclaircir les paroles de la balade, sans résultats. Bobbie Gentry refuse, à ce jour, de livrer sa propre interprétation.
À la réflexion, la chanson ne porte pas sur le suicide d’une adolescente, mais nous conte une tranche de vie, marquée par mort d’une voisine, un simple sujet de conversation, à table, au milieu des tâches quotidiennes. En quelques vers et d’une voix distante, Joe décrit le gouffre qui s’ouvre entre la mère et son fils. Leurs vies divergent. La mère n’a rien su voir. Le fils n’a rien dit. L’année suivante, le père disparaît. La veuve est accablée par la douleur, qu’elle supporte sans mot dire. La souffrance est toujours solitaire. Triste découverte, que je me suis empressé d’oublier.
« And brother married Becky Thompson; they bought a store in Tupelo
There was a virus going 'round; papa caught it, and he died last spring
And now mama doesn't seem to want to do much of anything
And me, I spend a lot of time pickin' flowers up on Choctaw Ridge
And drop them into the muddy water off the Tallahatchie Bridge »
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le 5 juin 2018
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