https://www.youtube.com/watch?v=NoAzpa1x7jU
« I've seen things you people wouldn't believe.
Attack ships on fire off the shoulder of Orion.
I watched C-beams glitter in the dark near the Tannhäuser Gate.
All those moments will be lost in time, like tears in rain.
Time to die ».
Il est de ces instants de cinéma qu'on ne peut pas oublier. Presque de l'ordre du miracle, ils nous façonnent et nous définissent probablement plus encore qu'on voudrait bien le croire. Prenons le monologue improvisé par Rutger Hauer face à Harrison Ford à la fin de Blade Runner . Dès le premier abord, tout est réuni pour faire de cette scène un monument de cinéma : le lyrisme naturel de l’interprétation de l’acteur, son incantation poétique, des cadrages en gros plans baignés d'une lumière nocturne électrisante et de l'atmosphérique bande-son de Vangelis... Une scène qui parachève les ambitions monstres d'un film de science-fiction hors-norme et culte. Mais cela ne suffit pas à tout expliquer. La sensation de vertige que procure cet instant touche intimement car il embrasse des points sensibles, à commencer par la peur de la mort.
La leçon de vie que procure l'androïde à l'homme débute par une inversion des rôles. Celle-ci place Rick Deckard dans la condition des androïdes qu’il pourchasse, luttant sans relâche pour sa survie. C'est l'étape nécessaire pour qu'enfin le dominant convertisse son regard sur le dominé. Il ne s'agit pas d'instaurer une égalité illusoire, mais d'établir la possibilité d'une transmission empathique, un embryon de compréhension. « Quite an experience to live in fear, isn't it ? That's what it is, to be a slave ». Roy Batty l'androïde cherche à faire corps avec Deckard avant de mourir. Le symbole est paradoxalement celui de l’antéchrist. Les stigmates que s'inflige à lui-même cette création détraquée de l'homme ne lui servent qu'à survivre quelques minutes supplémentaires. Il rabaisse son ennemi plus bas que terre. Et lorsqu'il le sauve dans un mouvement d'ascension lui aussi hautement symbolique, plutôt que de « tendre la joue », il assume son orgueil dans une envolée lyrique qui ressemble à de la vantardise. Elle n’en reste pas moins une grande démonstration de sagesse.
Car sa posture n'est pas seulement iconoclaste, elle est surtout constituante. Par son monologue improvisé, Ruther Hauer fait naître l'humanité au cœur d’un système froid où l'on « retire » les replicants avec pour seule justification « replicant are like any other machine. They're either a benefit or a hazard. If they're a benefit it's not my problem ». En cela, la parole déversée durant le monologue n'est pas simplement orgueilleuse. Las d’un combat sans fin, Roy Batty délivre une réflexion apaisée sur l'existence. Elle professe la seule réaction juste que l'on peut avoir face à la mort, le sourire aux lèvres et le sanglot réprimé. À cet instant, Roy accepte sa condition de mortel et d'opprimé, après l'avoir combattue sans relâche. Surtout, il prend conscience de la vraie signification de l'éternité. Celle-ci n’est pas l’écoulement inéluctable du temps, qui condamne chaque androïde dont l’obsolescence programmée est irréversible. L’éternité est le sentiment de joie qui délivre de la peur de la mort. Dans sa vie d'esclave qu'on imagine terrible et dégradante, Roy Batty a vécu quelques-uns de ces instants de joie contemplatifs, qui s'apparentent au plaisir esthétique. Au moment de mourir, ce sont ces souvenirs, ces expériences de l'absolu qui lui reviennent en mémoire. Le vraie deuil qu'il se doit d'accomplir n'est ainsi pas d'avoir vécu en esclave, de mourir dans l'oubli et l'indifférence, mais que tous ces moments seront perdus à jamais dans le temps, comme les larmes sous la pluie.
L'instant de la mort perd de sa tristesse ce qu’il gagne en sublime. Par un ralenti, quelques notes résonnantes et une colombe qui s'envole, le film créé l'un de ces instants d'éternité énoncés quelques instants auparavant par l'androïde. On pourrait déplorer que les contrechamps insistants sur le visage hébété d'Harrison Ford diluent l'intensité de la scène. Ils ont pourtant une importance narrative non négligeable. Car le monologue est destiné à Rick Deckard, et sa leçon de sagesse ne tombe pas dans l'oreille d'un sourd. Tel les apôtres face à la mort du Christ, tel Platon (dont la philosophie est d'ailleurs celle d'« apprendre à mourir ») face à la mort de Socrate, Deckard prend toute la mesure de la beauté divine et pourtant bien humaine qui vient de s’effacer. Il décide instantanément de préserver l'amour qu'il éprouve pour l’androïde Rachel et qui ne demande qu'à s'épanouir. Qu’importe si ce sera en subissant la condition d'opprimé qu'il vient d'expérimenter lors d’une scène de chasse anthologique. L'urgence impérieuse de cette détermination nouvelle est d'ailleurs renforcé par la dernière ligne de dialogue du script : « It's too bad she won't live, but then again who does ? ». 35 ans après, Blade Runner 2049 vient répondre à cette question laissée en suspens. Malgré les déclarations de Rutger Hauer qualifiant d’« inutile », cette suite, celle-ci a au moins une utilité. Celle de mettre à l'épreuve du temps la sagesse de Deckard qu'il a acquise à cet instant, jusqu'à ce qu'à son tour il soit prêt à mourir.