Nous sommes une petite tribu de fans de SF et de fans de mindfucks radicaux qui considérons que Dark est l’une des plus belles séries TV jamais réalisées. La création de Baran bo Odar – à la mise en scène stylée, voire même inspirée – et Jantje Friese – au scénario diaboliquement barré – réussissait là où les professionnels de la profession US s’étaient vautrés lamentablement : nous voulons parler en premier lieu des déroutes que sont avérées sur la distance des séries comme Lost, The Leftovers ou, pire encore, Westworld. Chez les Allemands, pas d’approximation, pas de bricolage en comptant sur la bienveillance d’un public US pas trop regardant, mais une efficacité narrative totale, un style digne du meilleur cinéma, et une cohérence satisfaisante des constructions conceptuelles proposées.
L’annonce de la mise en ligne de 1899, la nouvelle création de bo Odar et Friese, nous avait donc mis dans tous nos états… Jusqu’à ce qu’un premier épisode génère plus d’inquiétudes que de satisfaction : la perspective de voir une sorte de remake de Lost – avec son groupe hétéroclite, isolé du reste du monde confronté à des faits incompréhensibles - situé dans le cadre de Titanic – avec ses conflits entre passagers de première classe et populace d’immigrants enfermée dans les étages inférieurs – n’était pas a priori particulièrement attrayante. Et ce d’autant que, très rapidement, on pouvait avoir l’impression que, comme dans les pires moments des « fictions » de Lindelhof, il serait impossible à Jantje Friese de trouver à son scénario la moindre solution qui fasse un minimum de sens…
Alors, prenant notre mal en patience, nous nous sommes résignés à profiter des images somptueuses qui s’accumulent au fil des épisodes, mais surtout à nous réjouir devant l’idée géniale d’un casting réellement international (allemand, anglais, français, espagnol, portugais, danois, polonais, chinois…), avec des personnages essayant en vain de communiquer entre eux en utilisant leur propre idiome : soit une magnifique illustration à la fois de l’incommunicabilité – cette vieille métaphore de la Tour de Babel, ici flottante – et de l’égalité absolue entre les races, les nations, les cultures, qui reste si fondamentalement européenne (aucun réalisateur / scénariste US ne pouvait avoir cette idée-là, toute à l’honneur de Jantje Friese.
Formellement, il faut admettre que l’on frôle une certaine perfection, entre une mise en scène qui arrive à concilier lenteur – la marque de Dark – et dynamisme dans la narration et les transitions, une musique et une ambiance sonore remarquablement oppressante de Ben Frost (qui avait aussi travaillé sur Dark), et une image magnifique, en dépit de son (logique) manque de lumière.
Habitués au travail de Jantje Friese, nous essayons aussi de saisir ce que la série veut potentiellement dire, et le chemin qu’elle prendra, entre exploration du mystère du Triangle des Bermudes, féminisme bien senti et psychanalyse hardcore où chaque personnage est obsédé par une expérience traumatisante qui le définit et exacerbe ses émotions. Et puis, peu à peu, au-delà des twists et coups de théâtre à l’efficacité indiscutable, il est possible de trouver un sens aux milles péripéties apparemment absurdes du récit : comme dans Dark, une fois admis un concept très « SF ». Oui, il est facile d’adhérer à ce que nous raconte 1899, qui garde quasiment toujours (bon, il y a bien quelques exceptions, admettons-le…) une belle cohérence. Et on en arrive à la révélation finale, que l’on jugera un tantinet simpliste si elle ne débouchait pas dans le futur sur d’autres mindfucks : une conclusion qui a certes le mérite d’évoquer notre avenir sur une planète condamnée, mais qui reste partielle, rassurons-nous, puisqu’il reste bien des choses à comprendre et explorer dans de futures saisons.
Réalisé en plein confinement, ce qui a privé la production du tournage prévu en décors naturels et a rendu complexe les allers et venues des nombreux acteurs, 1899 est l’une des toutes premières œuvres cinématographiques (après The Mandolarian, apparemment) à bénéficier d’une toute nouvelle technologie appelée le « Volume » qui permet de filmer en studio avec un rendu totalement crédible de paysages naturels. Le making off se révèle inhabituellement passionnant sur les aspects techniques du filmage, et permettent d’avoir une autre vision sur les épisodes que nous venons de voir. Et d’avoir envie de s’offrir immédiatement un second visionnage.
PS : les amateurs de bonne musique se réjouiront d’entendre, lors des scènes finales de chaque épisode, des pièces aussi somptueuses que Don’t Fear the Reaper du Blue Öyster Cult ou The Killing Moon de Echo and the Bunnymen. Comme quoi, le bon goût…
[Critique écrite en 2022]
Retrouve cette critique et bien d'autres sur Benzine Mag : https://www.benzinemag.net/2022/11/29/netflix-1899-lost-sur-le-titanic/