Comment, par où aborder le morceau de cinéma que représente Berlin Alexanderplatz de Rainer Werner Fassbinder ? S'annonçant définitivement comme une synthèse prodigue et prodigieuse de son Oeuvre prolifique cette série cinématographique, réalisée en 1979 et adaptée du célèbre roman d'Alfred Döblin s'étale sur une durée conséquente de plus de quinze heures, nécessitant énormément de temps et de courage pour qui aimerait la visionner. Formé de treize épisodes d'une forme et d'un contenu cohérent Berlin Alexanderplatz constitue un énorme condensé des thématiques du cinéaste allemand : rapports de dépendances, de domination et de soumission ; pessimisme existentialiste, fascination pour la Mort, utilisation pléthorique de symboles bibliques et mystiques ; ode à l'Amour fusionnel, obsessionnel jusqu'à l'autodestruction. Berlin Alexanderplatz aurait tout aussi bien pu emprunter d'autres titres de la filmographie de Fassbinder ( on s'amuse à le renommer Le Rôti de Satan ou Prenez garde à la Sainte Putain au fil de la projection, tant les titres fassbinderiens demeurent finalement interchangeables d'un long métrage à un autre, évocateurs et symboliques...) formant finalement l'apanage ultime de sa fructueuse carrière.
Passionnel, dépressif, onirique, moralement violent et physiquement marquant, hautement psychologique et philosophiquement dense Berlin Alexanderplatz narre la destinée du pathétique Franz Biberkopf, homme sous le joug de toutes les influences, qu'elles soient bonnes ou mauvaises. Comparable au Job biblique, ployant sous le poids d'une fatalité impitoyable et ambigüe Franz s'apparente à sa façon à un héros supplicié de la mythologie grecque, rattrapé par les fautes de son passé peu glorieux : jugé par un Dieu invisible qui va tester sa foi et son honnêteté Franz rencontrera sur son chemin la magnifique Mieze, une femme avec un coeur gros des pieds jusqu'à la tête, aimante au point d'en devenir pratiquement stupide ou encore le terrifiant Reinhold, séducteur sans scrupules au coeur lourd et dur comme une enclume, manipulateur amoral incarnant entre autres choses la figure du Diable... Franz côtoiera également sa logeuse, son amie Eva, le gangster Pums ou encore l'étrange Meck dans une aventure-fleuve empruntant au classique de Döblin la logique d'un gigantesque réseau de formes et d'idées. Et c'est pour le moins remarquable !
Fassbinder dirige une grande majorité de ses acteurs et actrices fétiches, leur donnant à chacun des rôles purement significatifs ; il convoque une nouvelle fois son compositeur attitré ( le talentueux Peer Raben ) pour un résultat entêtant et homogène. Il dépeint une Humanité aucunement responsable de ses actes, mettant le Mal et le Bien sur un même piédestal tout en se payant le luxe d'une incroyable moralité au coeur du long, irritable et incomparable épilogue de sa série. Dans Berlin Alexanderplatz les satyres sont maîtres en leur propre demeure, les femmes sont meurtries par les accès de jalousie masculine et le héros se terre tel une épave ambulante dans une brasserie cosmopolite, incapable de jouer le jeu social de ses pairs. Il y a du Nietzsche et du Flaubert dans cette saga impressionnante, à la fois fascinante, parfois ennuyante et toujours maîtrisée par Fassbinder. Une oeuvre incontournable, aussi grande que proprement déconcertante : à voir impérativement.