Better Call Saul
7.8
Better Call Saul

Série AMC (2015)

L'impossible contradiction de la société néolibérale est contenue toute entière dans la polysémie du verbe DÉTERMINER.

Deux entrepreneurs : Walter White et Saul Goodman, héros de deux séries formant un dyptique dépeignant les deux modèles rivaux de la réussite à l'américaine. Walter White incarne le modèle de l'EMPIRE : un édifice stable, fondé sur un pouvoir brutal, assurant coûte que coûte la production d'une denrée de qualité optimale, écrasant la concurrence par sa supériorité et sa force. Saul Goodman, quant à lui, incarne le modèle de l'ARNAQUE : une entreprise volatile tirant sa rentabilité d'échanges commerciaux nombreux et éphémères avec des partenaires les plus divers possibles, afin de pouvoir passer au suivant tout de suite après avoir vidé le précédent de tout son pécule.

Deux personnages qui, malgré leur irrémédiable chute augurée par l'obligatoire moralisme puritain des cautionary tales dont ils sont les antihéros, fascinent les éléments de la société libérale dont ils sont les reflets criminels : auteurs de manuels de management, coachs de développement personnel, communiquants, storytellers, influenceurs, traders et gourous de la réussite. Derrière cette fascination, une vérité étrange : le héros de la société néolibérale est un bandit, un truand, un escroc, un méchant.

Et toute analyse d'un méchant de fiction nous rappelle irrémédiablement à son prototype : le Richard III de Shakespeare, avec ce vers, contenant ce mot qui nous intéresse tant : "I am determined to prove a villain."

Comment comprendre qu'on soit "déterminé à être un méchant" dans un contexte d'aujourd'hui où ce verbe est à la fois utilisé par les sociologues qui corrèlent les parcours des individus à leur faisceau de déterminismes sociaux, expliquant par un jeu de causalité pourquoi telles conditions matérielles d'existence ont produit telles conséquences de vie, et pourquoi la réussite qui semble le fruit des choix individuels des sujets les plus méritants est en fait une extension logique de leur conditionnement social, et par les promoteurs de ce même mérite, pour qui la détermination est justement ce pouvoir du libre-arbitre qui permet à l'individu de transgresser la fatalité de sa condition, par l'effort, la responsabilité et le travail, pour accomplir ses objectifs de vie ?

La singularité de ce dyptique Breaking Bad et Better Call Saul est qu'à travers les parcours de ses personnages principaux, et les relations de codépendance qu'ils entretiennent avec Jesse et Kim, leurs partenaires de crimes respectifs, le spectateur voit sans cesse provoquée sa tentative d'obtenir une réponse au pourquoi, sans jamais qu'aucune ne lui soit vraiment accordée.

Le mode de narration adopté par ce "ABQverse" est celui du comportementalisme. La caméra s'attarde sur la matière, les objets, la manipulation, les mains. Exemplairement, le personnage de Mike est montré en train d'assembler des pointes d'acier dans un tuyau d'arrosage pour crever les roues d'un camion, d'utiliser un cochon mécanique pour obstruer le judas d'une porte, etc. Les imprimantes dans les agences d'avocats, les emballages plastiques des téléphones jetables, les ustensiles de laboratoire, etc : tout concorde à créer un univers sensoriel du toucher et de la manipulation. Car si la série rechigne à nous donner précisément les pourquoi du crime, elle demeure exemplaire sur le comment. Mike est l'archétype de ce personnage presque insensible, sur le visage duquel on ne peut rien lire, qui semble souvent étranger à ses propres émotions comme chez Camus, et chez qui on devine malgré tout une inclination au bien que ses actions destructrices successives s'empresseront de trahir. Cependant, pour tuer des soldats d'un cartel rival, nous savons précisément quelle est sa méthode.

Les intentions de Mike demeureront pour toujours un mystère. Le grand récit d'ABQ semble proposer que la meilleure façon d'expliquer le sens d'une conduite est de la décrire le plus précisément possible.

Car tous les personnages criminels, principaux comme secondaires, ont en commun ce vide motivationnel. L'ensemble des pistes que la série nous donne pour donner une cause ou une justification à leurs actions reste toujours insuffisante. Elle exploite souvent notre bonne conscience sociale pour nous amener à défendre des actions qui n'ont plus rien à voir avec ces déterminismes : Walter White est un membre de la classe moyenne en voie de déclassement, victime de l'abominable décrépitude prédatrice du système de santé privé américain, ce qui le détermine à mettre ses talents au service d'une entreprise criminelle pour survivre. De même, Jimmy McGill est un défenseur du little guy n'ayant aucun recours contre le pouvoir brutal de l'institution policière ou des grandes enterprises. Mais très vite, ces déterminismes initiaux se montrent insuffisants pour expliquer toutes les transgressions que se permettent les protagonistes. Il demeure un espace vide, un trou noir motivationnel : personne ne peut expliquer, rationnellement, précisément, en toute connaissance de cause pourquoi Walter décide de refuser qu'on lui paie son traitement, ou pourquoi Jimmy et Kim décident de se lancer dans une entreprise de destruction totale de la réputation d'Howard pour forcer la conclusion d'une affaire dont ils seront bénéficiaires, alors que la patience leur rapporterait plus d'argent.

La série nous donne des pistes pour expliquer ces comportements, des déterminismes factices : la famille, l'appât du gain, la jalousie, le ressentiment, l'orgueil... Aucun ne suffit, séparément ou assemblé aux autres, à expliquer tout à fait le pourquoi des actes. Il y a quelque-chose qui relève du surplus.

Chacun des personnages principaux est doté de deux identités distinctes. Walter White et Heisenberg. Jimmy McGill et Saul Goodman. Les premiers seraient les versions pures des personnages, avant qu'ils ne soient corrompus par le crime, le mal qui les transformeraient en leurs alter-egos démoniaques. Dans la mythologisation de ces grandes figures produite par le commentariat youtubien, on dégage d'ailleurs souvent des moments de passage. Walter serait devenu Heisenberg au moment où il a laissé mourir Jane, ou alors au moment où il a élaboré le plan pour tuer Gus, ou cet autre moment, ou bien cet autre... Pourtant, aucune qualité substantielle, aucun trait de personnalité de l'un ou l'autre des alter-egos ne peut être déclaré absent du personnage, du premier au dernier épisode. La dissociation est un pur artifice de narration qu'utilise la série pour catégoriser arbitrairement du côté substantiel du bien ou de celui du mal, des comportements qui relèvent pourtant d'une parfaite continuité déterministe.

Deux scènes en particulier montrent l'impossibilité de choisir un moment où l'on aurait pu choisir de rester ce qu'on est ou de devenir quelque-chose d'autre. Dans l'épisode de la mouche de Breaking Bad, le moment où Walter s'interroge sur un moment où il aurait dû mourir pour que son histoire reste pure, et échoue à trouver l'instant parfait. Et dans un des flashbacks en couleurs de l'épilogue en noir et blanc de Better Call Saul, quand Jimmy se lance dans la même expérience de pensée, demandant à Walter ce qu'il changerait dans le passé s'il avait une machine temporelle : on assiste à Walter, dans une de ses traditionnelles crises de contrôle maniaque, en train de rationaliser le moment de son évincement de l'entreprise qu'il avait fondée dans sa jeunesse comme le moment décisif où il aurait pu changer son destin. Quand Jimmy parle de ses propres regrets, Walt lance avec mépris : "So, were you ALWAYS like this?"

L'ironie n'est pas perdue sur le spectateur, étant donné le moment, où Walter est montré comme étant à la fois totalement Walter et totalement Heisenberg : totalement lui. Evénement que l'on voit reproduit juste après, lors du procès de Saul. Au moment où celui-ci semble renoncer à son identité maléfique et obtenir la rédemption pour redevenir Jimmy, on le voit se comporter avec les mêmes méthodes, le même boniment et la même excentricité que la persona qu'il prétend laisser derrière-lui. Jimmy a toujours été Saul et n'a jamais pu choisir de ne plus l'être. Et la série semble alors défendre un fatalisme pessimiste qui voudrait que nous soyons irrémédiablement qui nous sommes, déterminés dans le sens de condamnés à accomplir des actes mauvais car ce serait dans la nature de certains individus de l'être. "Il ne peut pas s'en empêcher" comme dirait Chuck.

Mais ce que la série dit du déterminisme est bien plus provocant que cela. Elle le dit en montrant toute la contradiction inhérente à cette force omnipotente qui nous enchaîne par la liberté. Car on peut retracer précisément les actions de Saul et Walter, et montrer comment tels choix ont mené à telles conséquences, mais en le faisant, on s'aperçoit que cette série d'actions est en réalité une série de choix, mais de choix que le sujet a effectués sans être conscient à chaque instant qu'il était en train de choisir. Un déterminisme de responsabilité individuelle. Une liberté sans libre-arbitre.

Ce que cette histoire conserve de jeu et de liberté, elle le conserve dans ses relations. Breaking Bad et Better Call Saul sont deux récits de deux relations, entre des personnes qui, sans nécessairement en avoir conscience, choisissent progressivement d'accomplir quelque-chose ensemble. Et c'est dans le pourquoi que le mystère, donc la liberté, se noue. La relation entre Walter et Jesse, construite sur la dépendance, l'humiliation, la manipulation, survit pourtant à toutes les épreuves jusqu'au dernier regard de complicité échangé avant la mort. Jimmy et Kim, quant à eux, sont les seuls gardiens du mystère de leur amour, dont tous les dysfonctionnements se révèlent être les carburateurs.

Ce que la série sauve de l'humain, enchaîné à ses déterminismes, c'est la nature toujours élusive de ce pourquoi-nous-faisons-les-choses-ensemble. C'est ce surplus qui ne peut être expliqué, et qui par conséquent, réhabilite la liberté à travers le mystère. Le dernier plan de Better Call Saul, d'une mélancolie déchirante, exprime cette contradiction miraculeuse. Alors que nous avons passé des dizaines d'épisodes en compagnie de ce personnage, à comprendre ses actions, à suivre ses raisonnements, il demeure encore plus incompréhensible que lorsque nous l'avons rencontré. Mais nous sommes saisis par la vérité de sa relation. Envieux, même. Car au milieu de tout cela, nous comprenons que ce qu'il a partagé avec Kim était unique, et que nous n'y aurons jamais accès.

Nous ne pourrons jamais toucher du doigt ce que ces deux être humains ont partagé. C'est pourtant ce qui a rendu leur vie digne d'être vécue.

[Pour aller plus loin dans la comparaison entre Walter White et Richard III : https://open.spotify.com/episode/5PFMPXMqGcqbXGq7WbpMdJ?si=3a46f64167e74cd8]

Pilusmagnus
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le 19 juil. 2023

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Pilou Pietri

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