Le whodunnit agathachristien comme matrice de la métaphysique néolibérale

Bien que ce film m'ait en premier lieu frappé par son insondable laideur - il faudrait voir par quel procédé miraculeux un chef opérateur parvient à faire passer des décors réels pour des images de synthèse à l'écran - ce n'est ni l'illisibilité migraineuse de sa mise en scène, ni le régime de cabotinage généralisé imposé à ses acteurs qui me motivent à pondre une de mes critiques biannuelles sur ce site.


Ce que ce visionnage de cette adaptation servile conçue par le plus mégalomane des nécrophages conservateurs du canon littéraire anglais m'a fait apparaître, c'est avant tout l'immense turpitude de l'histoire écrite par Agatha Christie, et de tout son système narratif de façon générale. Si bien qu'alors que la plupart des idéologues marxistes et zizekiens accorderaient à Ayn Rand la paternité de l'imaginaire libertarien individualiste, entrepreneurial, mercantile et rationnellement délirant dans lequel nous baignons tous aujourd'hui avec la même cécité qu'un poisson qui ne remarque pas l'océan, je voudrais plutôt en accorder le mérite démoniaque à l'auteure du récit qui nous intéresse ici.


Agatha Christie a inventé l'espace conceptuel libertarien dans lequel les passions humaines peuvent se réduire à un calcul de gains et de pertes motivés par l'intérêt individuel. L'espace de ses enquêtes est toujours le même : un lieu de passage, de transition, emprunté par un groupe d'individus issus de la grande bourgeoisie qui se retrouve soudainement et hasardeusement coupé du monde extérieur.
Après la tempête de neige de l'opus précédent, c'est ici l'escale du bateau de croisière au milieu du Nil qui permet aux crimes et à l'enquête de progresser et se résoudre en interne sans intervention du monde extérieur.


Le film de Branagh montre en quoi cette bulle conceptuelle est en réalité aménagée par un prolétariat de travailleurs invisibilisés qui s'affairent à garder la machine en mouvement pendant que les vrais humains, ceux qui ont le pouvoir de prendre des décisions, c'est à dire les riches clients de la croisière, résolvent leurs petites affaires privées en toute quiétude. Il le montre avec mépris, avec bêtise, avec irresponsabilité politique, et avec une admiration non dissimulée pour la façon dont cette armée de petits automates serviles obéissent au doigt et à l'œil d'Hercule Poirot quand il leur donne l'ordre d'obéir à sa volonté d'enquêteur démiurge pour enfermer les suspects dans un espace clos, mais il le montre quand même.


S'il est si important que les espaces des enquêtes de Christie soient ainsi fermés, hermétiques (et ils le sont toujours par pure hypothèse coïncidentielle), tout comme il est important que les lieux où les détenteurs de capital prennent la décision d'ouvrir ou de fermer telle usine, de parier sur telle ou telle action en toute rationalité, soient fermés et étanches à toute considération matérielle, c'est parce qu'ils ne sont pas le lieu de la vérité ou de la justice mais de la spéculation. Le motif qui pousse au crime chez Christie est un calcul intéressé, une promesse d'avancement matériel qui est donc nécessairement préméditée et pré-scénarisée.


Agatha Christie ne s'intéresse pas à ce que la perspective d'un meurtre prémédité engage comme affects dans un corps. Cela, c'est le lieu de la tragédie. Tout ce qui l'intéresse, c'est de savoir comment le récit de l'alibi élaboré par les coupables sera mis en concurrence sur un marché de la vérité déconnecté de toute régulation extérieure, face au produit d'un producteur plus performant dont il s'agira en dernier lieu de démontrer la supériorité entrepreneuriale. Peu importe que cette supériorité soit uniquement permise à Poirot par un détachement émotionnel relevant de la pure coïncidence : il est celui qui invente mieux que les autres. Il est déjà l'archétype du démiurge randien. Il est le héros de notre civilisation néolibérale, qui ne se distingue pas des autres par sa plus grande attention à la justice ou à la vérité, mais par sa plus grande performance sur le plan de l'inventivité individuelle.


Partant de ce dispositif, il n'est pas étonnant que la totalité des acteurs du film jouent mal. Leurs émotions sont collatérales, elles sont des conséquences inconvenantes du jeu de perte et de gains sans conséquence engagé par la scénariste pour le bon divertissement de son public. Elle les aurait enlevées si elle avait pu. Il n'est pas étonnant, dans le monde d'Agatha Christie, qu'Armie Hammer joue aussi mal l'émotion de douleur feinte qu'il prétend connaître à la mort de sa femme, que l'émotion de chagrin réelle qui étreint une mère venant de perdre son fils. Les émotions ne sont que des moyens pour parvenir à une fin.


NOTE APRÈS RÉDACTION : [Il faut quand même noter combien Kenneth Branagh s'efforce à vouloir insuffler une dimension émotionnelle à son personnage principal, en lui ajoutant une histoire d'amour tragique et une amitié pour une des victimes des meurtres, ce dont je n'ai pas souvenir dans le livre et les adaptations précédentes. Néanmoins, on ne peut pas y croire une seule seconde, et pas seulement à cause de la qualité de son accent belge. Le dispositif narratif n'est tout simplement pas fait pour. Autant vouloir ajouter une dimension éthique et compassionnelle à une réunion d'actionnaires décidant d'un plan de licenciement. Ce sont des choses qu'on ne peut que fabriquer.]


Je prétends que la métaphysique néolibérale qui postule la primauté de l'esprit sur la matière est une négation méthodique du mode d'appréhension tragique de l'existence. Dans la tragédie grecque, ce sont les passions, les émotions, donc la pression exercée par la matière du monde extérieur qui font se mouvoir un corps, et c'est seulement dans un second temps que la cité se réunit au théâtre, qui est le lieu de la politique, pour faire sens des événements, pour les rationaliser. Chez le nouvel humain inventé par Agatha Christie, c'est d'abord la raison qui invente un mobile d'action avant d'entraîner le corps avec elle. Ainsi, nous n'acceptons plus que nos héros se conduisent de façon irrationnelle, c'est devenu un gage d'infériorité scénaristique.


Daenerys ne peut pas brûler une ville d'un demi-million d'habitants sur un coup de sang, tout comme Poutine ne pourra pas décider d'employer sa force de frappe nucléaire contre les pays de l'OTAN. Ce serait irrationnel de sa part. Il a trop à perdre. Ce serait mal écrit.

Pilusmagnus
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le 2 mars 2022

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Pilou Pietri

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