Contrairement à l’immense majorité des séries, Black Mirror n’a pas de cohérence dans la trame scénaristique de ses épisodes. D’autres séries, telles American Horror Story, ont elles aussi un format anthologique, mais à l’échelle de la saison. Ici, chaque épisode est différent, faisant varier son histoire, ses personnages, le temps et le lieu de l’action ; le changement s’opère jusque dans les équipes de production et de réalisation, pour donner à chaque épisode son identité propre. Pourtant, la série a un fil rouge bien identifié et cohérent : tout tourne autour de la technologie et du numérique dans chacun des aspects de la vie humaine, que ce soit le quotidien, la vie politique et médiatique, ou dans son rapport à la guerre, « Black Mirror » faisant référence à l’effet de miroir que font nos écrans, omniprésents dans nos vies, lorsqu’ils sont éteints.
Le choix de la série semble alors assumé : avec ce changement perpétuel d’acteurs et de personnages, il n’y a aucun autre protagoniste majeur que le miroir noir, auquel il est fait référence, qui nous observe constamment. Par sa trame anthologique, Black Mirror peut être comparée à la série Au-delà du réel, comme l’avait été Fringe en son temps, qui avait des épisodes qui pouvaient être regardés indépendamment les uns des autres, et qui reposait elle aussi sur la place de la technologie dans la société et l’existence humaines. Pourtant, le pari est osé et la série se démarque d’autant plus des autres et de sa grande sœur, puisqu’elle ne laisse pas la place aux intrigues secondaires, qui s’installent au fil des épisodes des autres œuvres. Ici, le thème principal n’a pas le temps de dévier, d’autant que les saisons sont courtes, composées de seulement 3 à 6 épisodes. Ce qui parait au début comme un handicap est en fait une chance inouïe pour la série, qui peut, pour chaque histoire, pousser la narration, les enjeux et le message qu’elle veut transmettre en filigrane jusque dans ses derniers retranchements.
L’épisode pilote, L’hymne national, plante immédiatement le décor : dans un futur proche, immédiat, le Premier ministre britannique se retrouve face à un dilemme : effectuer un acte sexuel avec un animal diffusé en direct sur tous les canaux télévisés du pays, ou voir une princesse héritière exécutée par ses ravisseurs, qui, par la même, ont pris le chef du Gouvernement lui-aussi en otage. Otage du temps (il n’a qu’une douzaine d’heures pour accéder à la demande), otage de la technologie, qui fait paraitre la nouvelle de partout dans le monde malgré les tentatives de censure, otage de l’opinion publique, elle-même prise en otage par les écrans, puisque tout le pays a les yeux rivés sur les télévisions, laissant ses rues désespérément désertes.
Suite à l’épisode, le spectateur ressentira un malaise particulier, qui ne le quittera pas les épisodes suivants, malgré leurs grandes différences : l’ennemi est insaisissable, il a toujours un temps d’avance sur le gouvernement, il n’est pas identifiable. Pire, il n’est pas identifiable puisqu’il est de partout et n’est pas humain, puisqu’il s’agit du lien entre les hommes et la technologie, capable de paralyser un pays une journée, et de pousser un Premier Ministre à commettre l’impensable, face aux chiffres des enquêtes d’opinion défiler en permanence devant ses yeux. Si bien que l’on se demande qui gouverne vraiment, et si la technologie n’est pas finalement une si bonne chose que ça.
Dans l’épisode suivant, 15 millions de mérites, la réponse est claire dès le début : c’est la télévision-spectacle qui gouverne, ayant restauré un système de castes qui ne fait que tourner autour du divertissement vedette, suivi par les hommes comme la messe d’un nouveau Dieu, alimenté par les prolétaires qui dédient leurs journées à pédaler pour lui apporter l’électricité dont il a besoin. Le caractère dystopique de ce monde régi par le numérique s’est infiltré dans le pilote, et s’est imposé dès l’histoire suivante.
Le personnage principal de la série est donc également le grand ennemi, et il gagne tout le temps, un caractère là encore unique de Black Mirror par rapport aux autres séries. Les scénarios n’ont aucune morale, et rendent alors sa question omniprésente. A chaque fois, le spectateur est invité à s’interroger sur le monde qu’il contemple avec un plaisir malsain, sur ses fondements, ses valeurs, mais aussi, ses différences et similarités avec notre monde et sur quelle voie ce dernier est en train de se diriger, et ne doit jamais perdre à l’esprit que « nul n’est plus esclave que celui qui se croit libre ».