L’ÉTERNEL RETOUR
BLACK MIRROR, Série, 3e saison
Compte rendu de l’épisode PLAYTEST
0,04 secondes
Cooper, le personnage principal, 20 ans environ, entreprend un voyage autour du monde parce qu’il veut fuir sa mère dépressive et l’atmosphère pesante de la maison familiale où il vit et où son père est mort. À Londres, dernière étape de son voyage, il va constater que son compte bancaire a été siphonné ; il ne peut donc rentrer aux États-Unis. Sur les conseils de Sonja, une fille qu’il a rencontrée et qui travaille dans l’informatique, il accepte un emploi provisoire bien rémunéré afin de gagner de quoi payer son retour. Cet emploi consiste à tester un nouveau jeu vidéo horrifique dont a eu l’idée Shou Saito, un jeune geek patron d’une entreprise d’électronique florissante. Grâce à un petit implant sur la nuque de Cooper, la réalité que percevra celui-ci va être modifiée. Le but du jeu est d’offrir au joueur le plaisir d’avoir peur, très peur. Le test se déroule sous la surveillance vidéo de Katie, une assistante de Shou Saito. Pendant l’expérience, Cooper et Katie restent en contact audio. Si la situation devient insupportable, Cooper peut lui demander de mettre fin au test à tout moment. Avant l’expérience proprement dite, Shou Saito dira à Cooper, résumant ainsi toute l’ambition des jeux vidéo : « C’est bien, de s’amuser, c’est bien de jouer à des jeux, le cœur s’accélère. Vous avez peur et vous sursautez. Après vous vous sentez bien parce que vous êtes toujours en vie. Vous avez affronté vos peurs profondes dans un environnement sûr. »
Playtest est une mise en abyme qu’on découvre brutalement lorsque le film se conclut, la fin modifiant radicalement la perspective de tout ce à quoi nous avions assisté depuis le début. Cet abyme rétrospectif est tel qu’on ne peut pas vraiment savoir s’il intègre ou non la totalité de ce que nous avons vu. La question est de savoir si, en « réalité », tout a été absorbé et transformé par le jeu vidéo, si rien n’était réel, y compris le moment où Cooper, au début, quitte la maison de sa mère, et, à la fin, celui où il y retourne, et le moment où il meurt. Dans ces conditions, ce serait sa vie même, ou du moins les séquences filmées et leur succession, qui ne serait pas. Le film a-t-il tout anéanti de ce que nous en avons vu ?
Cooper a été installé dans un manoir voisin des bureaux de l’entreprise. Katie dirige ou observe le test depuis une pièce fermée ; Cooper demeure en contact avec elle par oreillettes. Dans la pièce close où elle est retranchée, les écrans de contrôle enregistrent les mouvements de Cooper sans permettre à Katie de voir les hallucinations induites par le programme ; elles ne sont perceptibles qu’à lui. Diverses manifestations effrayantes font que la peur monte. Mais Cooper parvient à surmonter l’effroi puis la terreur de chaque surprise en se montrant bravache pour se convaincre qu’il reste malgré tout le maître du jeu.
C’est ensuite, dans la continuité, l’arrivée inopinée de Sonja dans le manoir. Elle est venue pour le mettre en garde, lui dire qu’il est en danger et qu’il faut fuir. Cooper doute instantanément de la réalité de la jeune femme. S’agit-il de la vraie Sonja ou bien est-elle une créature du jeu ? Elle semble réelle puisqu’il peut la toucher, qu’elle parle, qu’elle évoque ses rapports antérieurs avec lui. Mais il s’avère pourtant que « Sonja » est bel et bien l’œuvre issue du programme de Shou Seito, une « couche ajoutée à la réalité », se transformant en une créature effrayante aux intentions meurtrières. Cette fois il éprouve une terreur panique incontrôlée, et par lui et par Seito.
Vers la fin, le caractère inquiétant du jeu devient plus sournois. Les quelques questions que posait auparavant Katie à Cooper pour s’informer de ses réactions, ces questions sont devenues invasives, pressantes et très, trop personnelles, presque sadiques. Par phrases précipitées elle lui demande par exemple de décrire sa mère en détail, ou veut savoir où il a grandi, quel est son parfum de glace préféré, etc. Cooper, affolé, ne peut répondre. Cooper hurle : « Il me prend ma mémoire. » Katie : « Il la remplace, plus exactement. Vous auriez dû appeler votre mère. Elle est tout ce qu’il vous reste. Vous l’avez abandonnée ». La brutalité sans nuance des interventions de Katie ne correspond pas au comportement antérieur de l’assistante. Est-ce vraiment elle qui parle ou bien Cooper, dont le cerveau, totalement pris dans le jeu, atteint-il là des sommets de paranoïa, de culpabilité, de terreur ? Est-ce lui ou est-ce nous, spectateurs, qui sommes abusés ? Ou bien encore, est-ce la propre conscience coupable de Cooper qui fissure le barrage du refoulement de ses sentiments, quels qu’ils soient, envers sa mère ?
La totalité du test n’a duré que 0,04 secondes selon les appareils de contrôle. Rapportée à la durée objective du film (une heure) et à celle de la durée des voyages de Cooper (un an environ), ces 0,04 secondes d’absence de Cooper à la réalité s’avèrent donc suffisantes pour permettre à une technologie d’anéantir toute une existence — ce qui est d’ailleurs plus ou moins l’argument de la série Black Mirror tout entière.
Le jeu vidéo ne manipule pas seulement Cooper mais aussi le spectateur puisque ce que celui-ci voit ne dure ou n’a duré que quatre centièmes de secondes. Cette durée est proprement inconcevable. La manipulation du spectateur captif-captivé consiste à le précipiter dans cette espèce d’impensable néant rétrospectif — des milliers d’heures réduites à presque rien. Le matériau du film, son scénario et les éléments dramatiques qu’il contient sont anéantis, ne reste que le sentiment d’avoir vu une fiction (et peut-être même pas…). En d’autres termes, nous faisons l’expérience d’une technologie informatique dangereuse qui ne tient pas ses promesses, ce qui est exactement celle que révèle, en la dénonçant plus ou moins, l’ensemble des épisodes de la série Black Mirror et cet épisode-là en particulier.
Mom
Cooper, bien entendu, a un téléphone portable. Ce petit objet est le laissez-passer qui lui permet de traverser aisément le monde entier et qui pourrait être son seul bagage. Bien entendu aussi, il devrait lui permettre de rester en contact avec sa mère. Mais il a installé sur l’appareil et, imagine-t-on, depuis longtemps, trois réponses pré-enregistrées (« Désolé, je ne peux te parler maintenant », « Je te rappelle plus tard », « Je suis au travail, on se parle plus tard ») qui sont des mensonges destinées à ne pas établir de liaison avec Mom. Nous entendrons assez régulièrement pendant le film les quelques signaux d’appel de Mom et nous verrons Cooper « répondre » en choisissant avec son pouce l’un ou l’autre mensonge.
Pour des raisons de sécurité, le portable de Cooper est déconnecté pendant l’installation préalable de la puce du programme sur sa nuque. Or, profitant d’une courte absence de Katie, Cooper le remet en service pour photographier rapidement les éléments du jeu dont il espère pouvoir vendre la photo contre beaucoup d’argent (c’est Sonja qui lui avait suggéré cette idée). Mais Katie revient trop vite, il repose vivement l’appareil sur la table sans avoir le temps de le déconnecter à nouveau. Katie ne se rend compte de rien. Et ce seront les signaux émis par le portable qui interféreront avec le programme et provoqueront le bug fatal, c’est-à-dire, sans doute, l’effacement, l’anéantissement de Cooper en quelques vertigineux centièmes de secondes. Nous entendrons à la fin (qui sera aussi celle de Cooper) la sonnerie du portable et verrons l’écran du téléphone afficher « Mom ». Juste auparavant, on voyait Cooper revenir à la maison familiale, montant les escaliers, retrouver sa mère hagarde (il est clair qu’elle a buggé elle aussi, et bien avant le départ de son fils) en train de l’appeler au téléphone. Elle ne le reconnaît pas et continue à essayer de le joindre. Cooper est effrayé par son comportement. Puis flashback (mais en est-ce bien un ?) chez Shou Saito et Katie devant le cadavre de Cooper. Saito demande « Qu’a-t-il dit avant de mourir ? » - Katie : « Mom ». C’est le mot de la fin — ou de l’éternel retour.
On doit s’attarder au moins un peu sur cette figure de mère qui parcourt le film de bout en bout et qui fait de rapides mais très nombreuses apparitions sous trois formes : son évocation d’une manière ou d’une autre, le mot « Mom » inscrit sur l’écran du téléphone et, juste avant la toute fin, sa présence en personne. On peut supposer qu’il y a là de la part du scénariste une volonté d’inscrire cette histoire de technologie avancée dans une histoire universelle et intemporelle, celle des fils et de leurs mères — et de leurs rapports compliqués. Ici, plus précisément, le rapport qu’entretient–n’entretient pas Cooper avec sa mère est entaché de culpabilité ; les nombreuses allusions du scénario à ce sujet ne permettent pas de douter que celui qui se soumet au Playtest est un fils coupable — la culpabilité de Cooper étant, à bien y réfléchir, le seul élément du film qu’on puisse rattacher à un réalisme indéniable. Ça nous parle, fût-ce sans qu’on n’en ait tout à fait conscience. Son rapport, son non-rapport à sa mère caractérise Cooper ; sa trajectoire est celle d’une fuite qui sera davantage ou au moins autant la raison de sa « punition » — là aussi, le scénario est clair — que son abandon trop irréfléchi à Shou Saito et à son jeu meurtrier. Cooper, en voulant obtenir l’argent du voyage de retour, a cherché « rationnellement » le moyen de rentrer à la maison en entrevoyant peut-être inconsciemment, voire en espérant un échec qui l’autoriserait une nouvelle fois à fuir sa mère. La confiance qu’il accorde à Shou Saito et qui lui fait accepter le test sans trop de réticence accrédite cette idée.
Mais au final, Cooper n’a pas plus échappé à Mom, c’est-à-dire à la culpabilité qui l’y rattache, qu’il n’a échappé au jeu vidéo.