Adapter l’inadaptable ?
Quand j’ai lu Cent ans de solitude, je n’avais probablement guère dépassé les vingt ans. Mais, emporté par un torrent irrésistible d’émotions puissantes, d’images surréelles, de visions...
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Quand j’ai lu Cent ans de solitude, je n’avais probablement guère dépassé les vingt ans. Mais, emporté par un torrent irrésistible d’émotions puissantes, d’images surréelles, de visions enthousiasmantes, j’ai réalisé que ce livre m’avait ouvert de nouvelles portes. J’ai, bien entendu, car il n’y avait aucune raison objective de remettre en cause une opinion aussi universellement partagée, souscrit à l’enthousiasme général sur un livre considéré comme l’un des plus grands ouvrages du XXème siècle. Je me suis jeté dans la lecture de la quasi totalité des livres de Gabriel García Márquez, en y retrouvant régulièrement – mais jamais de manière aussi stupéfiante – la même force lyrique. Et romantique, aussi. De là est né mon goût pour l’Amérique du Sud, très certainement, où j’ai fini par passer une partie non négligeable de ma vie adulte.
Cette petite introduction personnelle pour dire que je n’ai jamais ressenti nulle frustration à ce que Cent ans de solitude n’ait pas été adapté au cinéma : l’impossibilité de retranscrire la force des mots de Gabriel García Márquez, la splendeur des images que ce magicien faisait naître dans la tête de son lecteur (sans même parler de la complexité d’un récit s’étalant sur plusieurs générations), étant une évidence absolue. Et puis, le monde a changé : le format sériel a commencé à permettre un traitement correct d’œuvres littéraires « fleuves », et puis, malheureusement, de moins en moins de gens lisent. Combien de vingtenaires autour de moi ont désormais lu Cent ans de solitude ? Bref, en y mettant les moyens dont une plateforme comme Netflix dispose, en confiant sa réalisation à une équipe à 100% colombienne sans chercher à « occidentaliser » (« normaliser ») le matériau de départ, pourquoi ne pas donner une chance aux générations actuelles de toucher du doigt la splendeur du « réalisme magique » de Gabriel García Márquez ?
Ce qui ne veut pas dire que j’étais très enthousiaste à l’idée de cette (inévitable ?) « désacralisation » d’un monument de l’Art. Et que je n’étais pas a priori dubitatif quant à ce que j’allais découvrir à l’écran. Or, dès les premières images, on est inévitablement frappé par le soin apporté à l’esthétique de la série. Les décors impressionnent par leur authenticité : Macondo, ce village mythique dans lequel se déroule la saga pleine de bruit et de fureur – mais aussi d’amour et de magie – de la famille Buendía, EXISTE réellement sous nos yeux. Et les paysages luxuriants, les couleurs vibrantes de la Colombie, que nous découvrons à chacun des épisodes, correspondent idéalement à ce que nous avions imaginé. C’est superbe. C’est très impressionnant.
Mais, bien entendu, on n’attend pas seulement de Cent ans de solitude qu'elle soit une série « riche » et « avec un bon travail de décoration et de photographie ». Du point de vue du scénario, le parti pris a été de profiter du « temps long » offert par le format sériel pour rester proche du texte original, et donc de suivre les méandres d’un récit complexe, labyrinthique, entremêlant le destin de nombreux personnages à travers les années, et surtout sans le fil conducteur « classique » d’un récit particulier : au delà de « la grande idée » de García Márquez, qui est de suivre une ville depuis sa naissance – sa fondation par une bande de villageois ayant décidé un jour de partir de chez eux, de franchir un gigantesque « marais » inconnu pour arriver peut-être à atteindre la mer -, jusqu’à son entrée dans une sorte de « modernité », bien destructrice d’ailleurs, Cent ans de solitude regorge d’une multitude d’épisodes variés, certains très réalistes, d’autres totalement oniriques, mais pour la plupart entremêlant intimement réalisme et fantastique.
On parle d’abord ici de savoir, de science, d’ouverture intellectuelle vis à vis de la nature miraculeuse du monde (symbolisée par le peuple des « gitans » et leur merveilleux chef, Melchiades), puis de l’irruption de la « Loi », de l’église, qui vont peu à peu « corrompre » l’état de félicité naturelle de la ville. Mais on parle aussi d’une multitude d’histoires d’amour, de sexe, d’amitié, de haine, de vengeance. D’enfants abandonnés et recueillis. De maris infidèles, d’hommes disparus, de femmes jalouses, d’amantes fiévreuses (dont l’orgasme peut d’ailleurs faire trembler la terre !). Et ce monde-là est traversé de fantômes qui ne se résolvent pas à le quitter, de maladies épouvantables – comme ce fantastique « oubli » qui naît du manque de sommeil -, de créatures inquiétantes, d’objets étranges (tapis volants et premiers appareils à daguerréotypes).
Oui, tout cela est dans la série, qui plus est accompagné d’une voix off qui arrive à ne jamais être lourde, ni redondante, et qui reprend le verbe savoureux de García Márquez. Le problème est ailleurs : au-delà de la magnifique humanité de personnages « bigger than life », de l’universalité de leurs dilemmes, de leurs tragédies, qui font de Cent ans de solitude une belle expérience de télévision, alignant régulièrement des moments bouleversants (par exemple, grâce au personnage magique de Remedios Moscote, dans le 5ème épisode), la série échoue à atteindre la profondeur métaphysique et philosophique du roman. En voulant plaire à un public moderne habitué à des récits plus simples, plus directs, Cent ans de solitude sacrifie la densité labyrinthique de l’œuvre originale qui entremêlait inextricablement les temporalités, les symboles et les conflits bien terre-à-terre : finalement, et c’est évidemment un paradoxe, la série prend le risque de décevoir (un peu) parce qu’elle est trop lisible, trop « compréhensible » !
Ou en tout cas, c’est ce qu’on se dit jusqu’au sixième épisode, celui de la RUPTURE : la politique, puis la dictature, et enfin la guerre (civile, entre les « conservateurs » et les « libéraux »), entrent dans Macondo, avec toutes les horreurs habituelles à leur suite. La force dramatique des épisodes six (Colonel Aureliano Buendía) et sept (Arcadio et le paradis libéral) est remarquable, et même si García Márquez ne cache pas que ses sympathies vont à la rébellion contre la mainmise de la bourgeoisie sur l'Etat, Cent ans de solitude n’épargne aucun des deux côtés, soulignant combien le goût du pouvoir corrompt même les meilleurs. Le huitième épisode nous offre un retour, très temporaire, au calme et à la beauté, sous une pluie de fleurs jaunes, avant un assaut suspendu... jusqu’à ce que nous puissions voir la fin de l’histoire dans les huit épisodes suivants…
En dépit des réserves émises ci-dessous, Cent ans de solitude demeure une entreprise plus qu’honorable. En l’absence d’un véritable GRAND metteur en scène aux commandes, quelqu’un qui aurait eu l’audace de s’approprier l’œuvre originale et de la transformer en « son film » (me vient à l’esprit ce que John Huston a réussi en 1984 avec son adaptation extraordinaire du Au dessous du volcan de Malcom Lowry…), le choix de l’illustration fidèle du livre qui a été fait ici était sans doute le meilleur. La série a été réalisée avec respect et amour du livre, de son essence même, et cela transpire à chaque instant.
Plus important, ceux qui découvriront cette histoire pour la première fois y trouveront peut-être (espérons-le, du moins) une porte d’entrée vers l’univers foisonnant, unique, de García Márquez. Après tout, les plus belles histoires ne sont-elles pas faites avant tout pour être racontées, encore et encore ? Pour être transmises ?
[Critique écrite en 2024]
https://www.benzinemag.net/2024/12/23/netflix-cent-ans-de-solitude-adapter-linadaptable/
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