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Comedy Central aime rire du monde du travail. Pour prendre la succession tardive du sympathique Workaholics, la chaîne connue pour le mythique South Park, poursuit sa critique de la vie de bureau inepte sur un mode bien plus réaliste, sombre et adulte. Les 3 crétins de Workaholics passaient au final peu de temps dans leur open space, et le thème de l'aliénation par le labeur du tertiaire passait bien après d'autres préoccupations : le boisson, la fumette, la fête, les nibards et ... les tortues ninjas.


Tertionnaire


La série de Pat Bishop, Matt Ingebretson, et Jake Weisman adopte une approche bien plus mature, en nous exposant une vie de bureau implacable, proche de la vie en taule. La saison 1 est une incarcération sombre, oppressante, et disons le : sans le moindre espoir. Chacun courbe l'échine, et fait semblant d'être heureux, à l'image du générique qui ressemble à une pub pour la World Compagnie. Sourires carnassiers et grimaciers, poignées de main en acier, faux dynamisme, et soif de vaincre feinte sur du Ty Segall (il a même composé une chanson spécialement pour une épisode), qui masquent tous une profonde dépression généralisée.


Matt et Jake travaillent dans le même bureau exiguë et sans fenêtres. Ils exercent des fonctions troubles dans la non moins mystérieuse entreprise Hampton DeVille, aux ramifications multiples allant de l'arme de guerre au dentifrice à la nicotine. Le binôme assiste aux réunions avec l'impressionnant big boss, Christian DeVille (l'excellent Lance Riddick, aka Daniels dans The Wire), mais n'a pas son mot à dire, ils font parti du mobilier, et se contentent d'appliquer les directives prises par les supérieurs. Les "exécutifs" soit un duo super flippant formé par Kate Glass (Anne Dudeck) et John Strickland (Adam Lustick), encore plus névrosés que nos deux héros.


L'extrême désespérance dans laquelle évolue ces deux trentenaires, plus vraiment jeunes et pas encore vieux, et leurs échanges déshumanisés via emails pourraient être douloureux à regarder, mais il n'en est rien. Et cela peut même s'apparenter à une libération pour certains personnes qui travaillent à la Défense depuis trop longtemps. Le format court de 22 minutes - au final le seul praticable pour une série comique - facilite le visionnage à haute intensité.


Handsome DeVille


Ce duo de Droppy ne se contente pas de faire un concours de la réplique la plus dépressive. De vrais aspects de la vie de bureau sont abordés avec une certaine imagination : la place inconfortable des femmes dans un milieu masculin se croyant tout puissant et les efforts constants qu'elles doivent fournir, la délicate gestion du stress, le formatage de la jeunesse à la vie d'entreprise, le respect de la pyramide hiérarchique, l'épuisement propre à cette vie rébarbative et peu gratifiante, l'arrivisme, le friday wear, et même les irrationnels crushs de proximité au bureau.


C'est un peu comme si les mecs de Messages à caractère informatif avaient subi une trop forte influence du Houellebecq d'Extension du domaine de la lutte. Un esprit à la fois loufoque et sombre. Cocktail impossible sur le papier qui fonctionne parfaitement dans les deux premières saisons. Matt et Jake, n'ont plus d'illusions, ils sont blasés comme des pré-retraités, et attendent presque la mort avec envie ("c'est comme le sommeil mais pour toujours"). Ce si précieux sommeil, une denrée rare, plus importante que l'argent ou la reconnaissance.


La saison 3 est plus apaisée, et les auteurs cherchent à parler de choses plus personnelles (l'épisode sur la dépression avec Bob Odenkirk en costume inquiétant façon Donny Darko). Une saison moins caustique mais tout aussi honorable (l'épisode Fuck you money !).


A l'heure des "bulleshit jobs" et de la glorification du modèle startup qui rêve de confondre vie de bureau et vie personnelle, cette série est bien plus subversive qu'elle n'y parait. Il n'y a, à ma connaissance, pas de charge équivalente sur les boîtes américaines dans les fictions TV actuelles. C'est plus méchant que The Office US (je précise US, car la version américaine s'efforce de trouver de la beauté ou un potentiel épanouissement dans ce cadre). Subversif également dans les thèmes extérieurs abordés : la rebellocatie (pour emprunter le terme à Philippe Muray) bourgeoise de certains graffeurs, la critique de la communication d'entreprise via les réseaux sociaux... et les indignations qui les accompagnent, le système de notation du personnel etc.... Et puis les acteurs sont excellents, toujours à la limite, car l'aspect cartoon des gestuelles tranche avec l'extrême réalisme du cadre. C'est souvent efficace alors que ça pourrait tomber dans l'exagération.


Corporate est singulier et pourrait bien être culte un jour. Weisman, Bishop et Ingrebretson ont réussi à créer une alternative aux comédies US actuelles. Une férocité non contrebalancée par des hugs ou des leçons de vie comme le cinéma moralisateur de J. Apatow en a le secret. On espère que ce trio s'essayera au cinéma. Y a la place pour eux. Je leur signe un CDI quand ils veulent.

Negreanu
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le 17 oct. 2020

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