"Je peux me défendre contre la méchanceté ; je ne peux pas me défendre contre la gentillesse." aurait dit le grand Francis Blanche. D'un humoriste à l'autre, une très belle idée, qui est au cœur de l'imparable fable créée par le génial Ricky Gervais.
Saison 1 :
Retour de Rocky Gervais au mockumentary qui avait contribué à la réussite de son "the Office", pour nous faire pénétrer cette fois l'univers des EHPAD, ou plutôt leur équivalent anglais, c'est-à-dire, vu l'état du système social Outre-Manche, encore plus fauché et plus fragile qu'en France. La grande idée de "Derek", afin d'échapper aux pièges du misérabilisme ou de la compassion, c'est d'introduire dans ce milieu, a priori anxiogène, une bande de "pieds nickelés" : un autiste, un attardé obsédé sexuel et un maniaque désabusé… Ce trio improbable va apporter rires et fantaisie à un contexte pour le moins pesant, mais surtout nous permettre de remettre en question nos propres idées reçues sur l'exclusion sociale et la déviation par rapport à la norme d'une société caractérisée par ses injonctions à l'efficacité et la productivité.
L'univers décrit par Gervais ici est dysfonctionnel, borderline, mais - et c'est là le génie de cette série - toujours accueillant et chaleureux. Ce sont, à l'inverse, ceux qui viennent du monde extérieur qui apparaissent rapidement les plus dangereux, les plus déviants, les plus répugnants : les représentants de la municipalité annonçant des coupes budgétaires, les petits délinquants effectuant quelques jours de travail pour la communauté (certains s'adapteront, trouvant auprès des personnes âgées un refuge contre l'agressivité du monde, et surtout contre leurs propres instincts autodestructeurs), et surtout les membres des familles… qui nous représentent et nous font honte. Entre ennui profond d'avoir à gâcher son temps ainsi et intérêt mesquin pour un héritage souvent pitoyable, ils sont (nous sommes ?) ici une représentation révoltante de "l'humanité" ordinaire.
Malgré l'intelligence de son concept, "Derek" n'est pas exempt de petits défauts : le non-traitement frustrant du thème pourtant fécond du besoin de financement de la maison de retraite, un peu trop de gags en dessous de la ceinture d'un côté, quelques excès lacrymogènes d'un autre, et un Ricky Gervais qui en fait peut-être un peu trop dans sa représentation de l'autisme... même si son personnage d'homme simple au grand cœur reste formidablement inspirant en dépit de son simplisme. Le dernier épisode de la première saison, le meilleur, le plus fort, tranche d'ailleurs superbement par rapport aux autres parce qu'il nous montre que derrière la façade "gentille" de Derek, rôdent des traumas et une rancune profonde vis à vis d'un monde qui ne lui a pas donné l'affection qu'il méritait : en rompant avec un angélisme simplificateur, Gervais ajoute une vraie profondeur dramatique à sa série…
… qui reste un objet formidablement singulier et un pari merveilleusement audacieux au sein d'un genre qui se contente bien trop souvent de caresser son public dans le sens du poil.
Saison 2 :
Contre toute attente, voilà une saison 2 nettement supérieure à la première, à mon humble avis. Alors qu'on pouvait craindre une redite du fait de l'absence de scénario / fil conducteur, Ricky Gervais a l'intelligence (...car il n'en manque certainement pas, le bougre !) de pousser encore un peu plus loin la même démarche. En accentuant les scènes de gêne, voire de malaise - soit quand même depuis "The Office" la marque déposée de la maison - principalement autour de la sexualité de l'ignoble Kev (qui gagne quand même ici une certaine "noblesse" rédemptrice sur la fin de la saison…), "Derek" nous offre quelques grands moments à la limite de l'insoutenable, en particulier autour de la sexualité des personnes du quatrième âge. Le remplacement du sympathique Dougie, qui était en effet un peut redondant par rapport aux personnages de Derek et de Kev, par une superbe caricature du crétin contemporain (bête et méchant, débitant au kilomètre des âneries collectées sur les réseaux sociaux) est un coup de génie, car il introduit du conflit là où l'on pouvait estimer que la gentillesse consensuelle régnait un peu trop. Enfin, le personnage de Derek lui-même semble mûrir et acquérir plus de complexité, tout en restant ce symbole bouleversant d'une gentillesse qui contamine merveilleusement tout autour de lui, personnages de fiction comme téléspectateurs.
Alors qu'on aura encore une fois versé des torrents de larmes à chaque épisode, mais de ces larmes de bonheur qu'on ne regrette surtout pas de pas pouvoir retenir, "Derek" se referme sur une dernier épisode de pure magie (avec une hilarante caricature des restaurants français à Londres)… et nous laisse désemparés. Orphelins. Comment allons-nous pouvoir vivre sans Derek ? P... de vie !
PS : Heureusement qu'il reste encore l'épisode spécial de Noël. Une poire pour notre soif...
[Critiques écrites en 2019]