Après quatre années de hiatus douloureux (rires) et trois épisodes spéciaux de bonne tenue pour passer le flambeau, Doctor Who rerevient, régénéré, réinventé, comme au tout premier jour, à quelques décennies et nuances de mélanine près [insérer ici les tollés d'indignation de rigueur]. Un soft reboot aux airs de cure de jouvence, encore, sous le bistouri du docteur Russel T Davies, plasticien sériel émérite et magicien à ses heures, qui transforme les licences plombées en or. Et il fallait bien l'intervention du boss en personne pour relancer (deux fois) cette institution télévisuelle moribonde, trop vénérable (et vénérée !) pour son propre bien (n'importe quel feuilleton de cette longévité ne pouvant que s'effondrer sous son poids, indépendamment de sa qualité intrinsèque). C'est qu'il en fallait, du talent, de l'audace, de la chance, pour relancer la machine bleue en 2005 et lui impulser un nouvel élan, en prolongement logique d'une fiction en deux parties intitulée the Second Coming qui lui aura servi de prototype (jusque dans son casting, Eccleston en tête) et aura "tâté le terrain", ouvrant la porte à deux battants de ce que les fans ne tarderaient pas à appeler le "New Who", dont on ne sait que trop combien il est « plus grand à l'intérieur ». Et de créer dans la foulée (avec ses compères) quelques-un des concepts les plus fascinants ou effrayants de la saga.
Hélas, rien n'est éternel, pas même les Seigneurs du Temps. Premier loupé, et non des moindres : la série reste trop longtemps entre les mains d'un même showrunner (lequel n'avait initialement accepté de signer que pour une seule saison - pour laquelle il a tout donné -, et n'a accepté de poursuivre qu'à contre cœur), ce qui l'enferme dans un carcan scénaristique par lequel elle s’essouffle à trop peu se renouveler. Mais le pire restait encore à venir : elle atterrit ensuite entre les mains d'un incapable notoire, déjà responsable de quelques-uns de pires épisodes de la série et sa cadette Torchwood, tâcheron inexplicable et sans doute pistonné dont on se demande rétrospectivement par quel miracle il a réussi à ne pas trop louper son Broadchurch. Lequel tâcheron s'emploiera dès lors à achever le show à coups de pelle sonique, n'en finissant pas de le caricaturer avec la finesse d'écriture d'un collégien de quatorze ans, réduisant ce personnage riche et ambigu à un stéréotype de mère courage/animatrice de colonie de vacances adepte de l'Education Bienveillante (tm), parfaite et sans aspérités (ni trop d'expressions sur le visage non plus, parce que les expressions du visage c'est trop stigmatisant t'as vu), tandis que la BBC faisait le forcing pour y intégrer à la truelle (sonique, toujours) un agenda politique qui s'y trouvait ironiquement déjà depuis le début, sans réaliser que la série n'avait pas besoin de plus ni ne l'avait pas attendu pour se développer une conscience morale progressiste. Une prétention inversement proportionnelle aux qualités d'écriture et aux capacités de travail des principaux artisans de la série, dont la nullité aura culminé dans la réécriture du background du protagoniste (qui n'a jamais vraiment été un Seigneur du Temps, paraît-il, mais vient d'une autre dimension. Au secours), ainsi que dans ce qui s’impose dès les première minutes comme la plus mauvaise incarnation du Master de tous les temps.
Et le fan de douter, alors, comme au sortir d'une rupture amoureuse : la série n'a-t-elle pas toujours été médiocre, et n'étions-nous pas aveuglés par notre enthousiasme escapiste et notre manque de maturité ? Un peu, sans doute. Il n'empêche qu'un saut de quinze ans en arrière par DVD interposés suffit à convaincre du contraire. Il y a entre la saison 10 (déjà bien fatiguée, pourtant) et la saison 11 plus de distance qu'entre la Terre et le Soleil.
Comme son personnage en son temps, la série a atteint ses limites. Peut-elle se régénérer encore ? On l'espère, mais on n'y croit plus.
Après tant d'années de service, ce bon vieux, très vieux, trop vieux Doc, ce daft old man who stole a magic box, a-t-il encore sa place sur nos écrans plus si petits, lui dont la wokitude jadis sincère était en avance de vingt ans et sans en faire des caisses, et dont la naïveté revendiquée nage à contrecourant d'une époque où l'humanisme n'est plus qu'hypocrisie et dérives narcissiques ?
Au terme de cette nouvelle saison, le verdict est tombé, ce sera "oui et non". Wibbly, wobbly, en somme.
Oui, parce que Davies connaît son métier et aime son personnage, il est dans cet univers comme une baleine dans l'espace, pas besoin de scaphandre ou de retrouver ses marques : les petits cailloux qu'il y a semés jadis sont toujours là, ils brillent encore dans l'éclat des étoiles filantes. Quel anglais mieux que lui pour jouer la carte du pulp décomplexé, sans la dévoyer ni la caricaturer, ou pour associer de façon aussi symbiotique désinvolture et complexité salutaire ? Plus que passionné, son élan est passionnel, ce qui le rend passionnant, CQFD. Et puis il y a son sens du rythme, aussi, cette trépidation permanente, toute en montées d'adrénaline, intacte malgré le poids des ans (au sursaut près).
Oui, parce que son enthousiasme est communicatif et que tout les acteurs sur le plateau sont ravis d'être là, parce que ça crève l'écran. Qu'ils y reviennent ou apportent leur pierre pour la première fois, on les sent reconnaissants de cette chance dont ils rêvaient sans doute et qui se concrétise sans leur laisser le temps de réaliser ce qui est en train de leur arriver, comme des mômes le matin de Noël noyés sous les papiers cadeaux, retombés en enfance le temps d'une, ou deux, ou dix performances dans lesquelles ils investissent une énergie folle autant que contagieuse, au point de frôler l'hystérie et parfois pousser la surinterprétation au-delà des bornes du soutenable.
Oui, enfin, parce qu'on retrouve dans cette saison la fraîcheur primesautière de celle par laquelle tout a (re)commencé, jadis, avec Billie Piper en jeune première et Christopher Eccleston en gendre idéal, dont les silhouettes hantent encore ça et là ce qui tient lieu de pellicule. Ni oubliés, ni remplacés. Toujours présents, quelque part, pas très loin. En filigrane.
Et pourtant on a beau vouloir s'emballer, replonger dedans la tête la première pour voir combien de temps on y tient en apnée, quelque chose s'est fêlé, brisé, on veut y croire encore mais une appréhension nous retient, tout au fond, c'est bien le Doctor Who qu'on connaît et qu'on aime mais il manque quelque chose.
Tout est là, tout devrait fonctionner, et pourtant. Pourtant, on a toujours à l'arrière plan la sensation désagréable d'une image rémanente : pas un nouveau départ, pas une résurrection, mais la persistance rétinienne d'une série finie depuis belle lurette qui s'efface en douceur, un épisode après l'autre, pour ne plus laisser que du vide par-delà les décors connus. Sensation que le spectateur avait déjà, dans une moindre mesure, avec la saison 10. Comme quoi ça ne date pas d'hier.
Le temps a passé, les mentalités ont évolué, pas forcément dans le bon sens, le Doctor n'y aura rien pu - et pourtant il n'a pas ménagé sa peine pour tenter de nous éduquer, de nous élever à la tolérance, la vraie, pas celle de nos réseaux sociaux, tant pis pour lui. Surtout : tant pis pour nous. Humains hier, Daleks aujourd'hui. Ou Cybermen, au choix. Davies fait ici ce qu'il peut pour rester lui-même, c'est-à-dire inclusif et engagé, mais dans un contexte sociétal où la subtilité n'est plus de mise et où il faut marteler ou périr, le voilà contraint de surenchérir au-delà du nécessaire : à la finesse de ses allusions initiales, si naturelles et hors calcul qu'elles faisaient chaque fois mouche, qu'on y croyait vraiment, que ça passait tout seul, il substitue un discours plus démonstratif, plus appuyé, plus formaté, plus maladroit aussi dans sa façon de ne pas trop savoir jusqu'où aller, où s'arrêter, prêtant par là son flan à la critique réactionnaire (mais pas que).
En substance, cette saison se veut une suite autant qu'un recommencement : elle ne fait pas table rase de ce qui a précédé, ne renie rien, ne désavoue personne (pourtant, il y aurait matière à, comme suggéré plus haut) mais elle élude commodément ce qui a précédé pour emprunter sa voie à elle, non sans suivre avec une constance paradoxale le schéma de sa (première) saison 1 : Ruby se substitue à Rose, on retrouve une scène de The End of the World dans Space Babies, une pâle copie (ce n'est rien de l'écrire) de Jack Harkness dans Rogue, le début de Bad Wolf mâtiné de The Long Game dans Dot and Bubble (non, Black Mirror n'a rien inventé), et pour lier tout ça un fil rouge cosmique à base d'occurrences mystérieuse disséminées à travers l'espace et le temps ; on est tout à la fois dans du neuf et du vieux, du shiny et du vintage - ou, comme disait l'autre, "something old, something new, something clever, something blue". L'effet est perturbant, un peu, mais pas assez prégnant pour devenir une gène. Ne manquent (opportunément) que les Daleks à ce tableau, mais c'est tout aussi bien, on les a assez vus. Il faut dire qu'avec neuf épisodes au total au lieu de treize (puis douze), la série n'a pas le temps de se perdre en scripts anecdotiques pour souffler le chaud et le froid et étoffer les personnages. Plus que jamais, il faut courir, et à plus forte raison sachant que le Doctor est absent de deux épisodes (ou quasi), ce qui ne laisse pas beaucoup de marge de manœuvre aux scénaristes, et d'autant moins de place aux auteurs secondaires ou à la diversité des voix narratives. Pour dire, hormis un épisode de Moffat (brillant par son minimalisme à contre-emploi) et le calamiteux Rogue de Kate Herron et Briony Redman (dont on soupçonne qu'elles sont là pour la parité, mais qui ne lui font pas honneur, bien au contraire. Malgré une bonne idée de départ, on baigne dans ce que la sphère fan-fictionnelle a de plus embarrassant à offrir), tous les scénarios sont de la main de Davies lui-même, et la qualité globale s'en ressent, pour le meilleur mais pas seulement. Le résultat est donc plus homogène qu'une saison d'antan, avec un niveau d'écriture élevée dans l'intrigue comme dans les dialogues (ce qui n'empêche pas des idées intéressantes sur le papier de devenir embarrassantes à l'écran, comme les bébés dans l'espace, pour ne citer qu'eux ; mais n'était-ce pas déjà le cas d'épisodes comme Rose ou World War Three ?). Sauf que ce qu'il gagne en qualité, le show le perd en variété. Terminées les montagnes russes, les mieux et les moins bons, les pauses en retrait pour mieux rebondir derrière. Trop heureux de retrouver son jouet fétiche, sans doute, Russell rechigne à déléguer. S'emballe. Veut trop en faire, trop en introduire, trop en amener, ce qui dessert paradoxalement son tandem central, à deux doigts de passer à l'arrière-plan. Bien que sympathique à petite dose, parce qu'empreint de tendresse, son fan-service envahissant a tôt fait d'user la patience, et la bienveillance avec elle, par son systématisme artificiel et son abondance jusqu'au discrédit, la première partie de son Legend of Ruby Sunday tournant rapidement à la réunion d'anciens élèves : non content de s'auto-citer avec complaisance, le scénariste n'hésite pas à convoquer tel ou tel visage connu, d'il y a vingt ans comme de l'avant-veille, mais n'en fait pas grand chose à part de la figuration, les personnages n'étant là que pour occuper l'espace, faire vibrer des cordes sensibles sans rien apporter de spécifique à l'intrigue.
Même constat du côté des deus ex machina, qui ont toujours fait partie de l'ADN de la série et dont on se sait régaler avec un petit sourire malicieux (plaisir coupable de qui préfère les effets de manche à la cohérence narrative), mais que Davies convoque à tout bout de champ avec un tantinet trop de zèle (écrira-t-on pour le plaisir de la litote) - plus encore que Moffat, jadis, sur lequel son écriture lorgne ouvertement, bouclant la boucle de leur émulation réciproque. De sorte que si certains épisodes placent la barre très très haut, ils déçoivent par les (nombreux) trous noirs dont ils sont constellés et par leurs Big Crunch à l'esbroufe (gare à la douche froide au terme de 47 Yards ou du season finale, mais pouvait-il en être autrement ?). Pour autant, malgré ces excès so British, le storytelling reste d'excellente tenue tant qu'on ne réfléchit pas trop aux causes et aux effets (le rythme essaie de nous en empêcher, sans toujours totalement y parvenir), et même le plus mauvais des épisodes (Rogue, au cas où on n'aurait pas compris le message) est au niveau des meilleurs de l'ère Chibnall (exception faite du providentiel et inattendu It Takes You Away, mais ce serait le seul).
On s'étonnera toutefois que ce reboot censé fédérer un nouveau public s'accroche à ce point aux branches de son arbre généalogique, multipliant les enjeux et les références d'un autre temps, pas toujours très bien amenés ni justifiés de façon convaincante, à commencer par cette fixation aussi soudaine qu'excessive du Doc sur sa petite fille Susan (sa fille, elle, semble avoir été bannie de sa mémoire comme de celle des spectateurs), ou un big boss de fin de saison revenu d'entre les classics, quelques années à peine après s'être frotté au 10ème Doctor dans les pages des comics (supposément canon) de chez Titan - dont les lecteurs français n'auront pu apprécier que les quatre premiers TPB, soit l'équivalent d'une saison + 1. Et si sur le moment, Ruby apparaît moins crispante que Rose parce que moins effrontée, moins égoïste (et mieux jouée !), elle s'avère à la longue plus lisse et plus consensuelle (que des qualités, rien que des qualités, votre honneur, ah non mais quel ennui), à l'instar de ce nouveau Doc un poil transparent, dans son jeu comme dans ses répliques, trop dilué, unidimensionnel (moins que celui de Whitakker toutefois, sans quoi ç'aurait été un meuble). Soucieux de bien faire, mais sur la réserve, Gatwa ne s'empare pas du rôle, ainsi qu'avaient pu le faire Eccleston, Tennant ou Capaldi, au sens théâtral du verbe et jusqu'au surjeu. On le sent tenté de les imiter parfois, sans grande conviction, plus pour se rassurer que par fainéantise, mais jamais il n'imprime sa marque, toujours à fleur de peau mais rarement dans la profondeur ou dans l’ambiguïté. Il est rassurant, positif, limpide, de la même façon que physiquement trop parfait, trop beau, trop jeune, trop dynamique, trop propre-sur-lui, sans les défauts de l'âge pour trahir son vécu millénaire au coin de la ride. L'anti Peter Capaldi, en somme. Et si l'acteur livre une performance honorable, on ne peut que se demander s'il n'y aurait pas eu erreur de casting, non pas à cause de sa couleur de peau mais de cet aspect sans vécu, sans bagage, paradoxal en cela que l'artiste, lui, en a bavé des ronds de chapeau au-delà du soutenable et qu'il a une solide carrière sur les planches. S'il fait indéniablement de son mieux, on le sent dépassé par l'ampleur du personnage, ou trop intimidé peut-être, et vraisemblablement mal, ou trop peu, dirigé. De sorte qu'au-delà de son sourire de supernovae et de sa larme facile, il n'a pas de signature à proprement parler, rien de personnel ou d'emblématique, ni dans la façon de s'exprimer, ni dans la tenue vestimentaire (si ce n'est sur la fin, peut-être ?!), ni dans le thème musical passe-partout malgré le retour de Murray Gold à la composition - qui avait jusqu'ici su signer des morceaux tellement iconiques qu'ils en devenaient des gimmicks (et c'est ça qui est bon !). A la décharge de l'acteur, sept épisodes pour s'imposer, c'est peu, mais Eccleston y parvenait en deux, et il est regrettable que deux des meilleurs épisodes de cette saison soient ceux sans le Doctor, précisément parce qu'il y intervient a minima. Espérons, donc, que la saison prochaine saura le faire évoluer et lui donner un sens (au sens de "direction").
Autant de bémols qui font qu'on reste un peu sur le seuil de ce nouveau Tardis trop propre, trop safe, trop rutilant, familier sans l'être, bien que tout nous invite, que tous nous invitent, à y entrer sans ménager leur peine. Ce nouveau Doctor Who est une mécanique bien huilée, on ne dira pas le contraire, il faudrait être de mauvaise foi. Mais une mécanique malgré tout. C'est sans doute là que le bas blesse le plus : pour un être pourvu de deux coeurs, ce Doctor-là en manque cruellement. Il suit son propre cahier des charges avec un charme insolent, mais à trop calculer, à qui plaire, à qui ne pas déplaire, ce qu'on attend supposément de lui, il oublie le plus important : être lui-même. Sans préjugés, sans méjugés, sans comptes à rendre, sans chiffres à faire. Et sans se soucier du qu'en dira-t-on.
En 2005, Davies était libre comme l'air : l'Angleterre avait fait son deuil de la série depuis longtemps, le reste du monde ne s'y intéressait pas le moins de lui-même, toutes les expérimentations et les outrances étaient possibles, rien n'était borné, tout restait à (re)faire. En 2024, les rapports sont renversés, la série est une cage dont Davies est à la fois le gardien et le prisonnier. Il fait de son mieux dans un cadre étriqué dont il a lui-même posé les premiers barreaux, jadis. Et alors que le Doctor a tout l'espace-temps à portée de la main, jamais il n'ose plus s'éloigner d'ici et de maintenant.
Quelque part, loin, trop loin déjà, Madame de Pompadour attend devant la cheminée en soupirant. Des piranhas invisibles infestent une bibliothèque de la taille d'une planète. Sans trop savoir pourquoi, un jeune tague BAD WOLF à la bombe sur la porte d'un garage. Et sur la devanture d'un magasin, cette affichette inoffensive : « Votez Saxxon ».
Au son d'une seule question, dont l'écho est répercuté sans fin sur les parois mouvantes du vortex temporel :
Do you wanna come with me ?