Avant toute chose, l'opening de la série de 69 est génial, un côté traditionnel japonais avec une instrumentation chouette et une mélodie des paroles diablement entraînante. Il s'agit d'un chant goguenard à l'adresse des samouraï qui saignent le pays à l'époque sengoku : "Resplendissant dans le coucher du soleil, armures brûlantes et montures enflammées s'empressent de tout saisir sous les cieux, ne jouez pas au sourd avec moi, vous êtes une bande de rapaces charognards... Rapaces charognards pon rapaces charognards pin, mero mero samourai mero mero samourai rapaces, etc."
Le texte dit bien dans l'idée en anglais : "Vous ne pouvez pas être sourds, je le sais, vous êtres tous des..." des quoi ? Hogetaka hoge hoge taka pon Hoge hoge taka pin. J'ai bien compris qu'il y a des mots non traduits parce qu'ils n'ont pas de sens, mais je ne suis pas con, le chant dit "you are a bunch of hogetaka", puis c'est après que le texte est absurde. Hogetaka ou Hoge Taka, c'est forcément une remarque insultante, mais je n'ai pas encore mis la main sur une traduction. "Taka" voudrait dire "faucon", donc "rapace". Mais "hoge" je ne sais pas. L'expression "Ne joue pas le sourd" revient dans les épisodes, dans la bouche de Dororo qui serait donc bien le chanteur de l'opening symboliquement. Dans le huitième épisode, ensorcelé, il parle aussi des villageois en les traitant de "bunch of cowards", de "bandes de lâches". La chanson, c'est bien Dororo, mais cette fois pas ensorcelé, qui nargue les gens.
EDIT : Bingo ! Dororo traite de "bunch of hogetakas" le père de Hyakkimaru et ses hommes dans le dixième épisodes, on a aussi "bunch of jerks", "hillbilly", etc.
Dororo, c'est l'histoire d'un orphelin qu'on soupçonne être une fille qui accompagne un personnage maudit très fort et aux pouvoirs étonnants. Il s'agit du fils abandonné d'un grand seigneur qui le croit mort. Ce grand seigneur a fait un pacte avec les démons : il a donné son fils en train de naître au même moment aux démons en échange du pouvoir. Malgré son amour, la mère a dû abandonner aux flots un être à qui il manque les yeux, le nez, la bouche, les bras, les jambes,... Nous allons suivre l'histoire de ce personnage qui, accompagné de Dororo, essaie de récupérer les parties de son corps en affrontant les démons. La série porte le nom de ce personnage accompagnateur, car subtilement nous suivons l'évolution morale de cet enfant, sa formation dans la vie et ce que ça permet de comprendre de l'époque dans laquelle ils sont immergés.
Je n'ai pas encore lu le manga car il ne m'est pas accessible pour l'instant, j'ai simplement vu les onze premiers épisodes du récent remake pour les 50 ans de cette série et, du coup, j'ai voulu voir la série originale que j'ai trouvée sur le net et que je suis en train de visionner avec des sous-titres en anglais. Petit inconvénient, lors des résumés rappels au début de chaque épisode, la voix japonaise parle très vite et les sous-titres défilent à une grande vitesse à tel point que je doute que même une personne dont l'anglais est la langue maternelle puisse suivre, je m'aide avec la fonction "pause". Mais, pour le reste, ça va, j'ai juste une autre critique à formuler, c'est que la bande-son japonaise a l'air d'accuser un léger décalage par rapport aux images, du moins c'est ce que j'observe quand les bouches commencent à s'animer avant l'émission des paroles elles-mêmes. Il doit s'agir d'un défaut de production initial.
Le dessin animé est en noir et blanc apparemment. Il a été produit suite au succès du manga, mais une fois que tout le manga était fini, et il s'agit d'un animé qui vient des studios de Tezuka lui-même. D'ailleurs, au-delà du manga, c'est Tezuka qui a mis sur les rails l'animation japonaise à partir d'une science de la création à moindre coût qu'il a lui-même su mettre au point.
Je n'en suis qu'au huitième épisode et j'ignore tout de son propre investissement sur l'adaptation de son manga en série animée. Tezuka a de toute façon eu un regard sur ce qui se passait dans ses studios.
Mon but est de déjà opérer quelques comparaisons avec le remake actuel. Le fait de ne pas connaître la suite de l'histoire (8 épisodes sur 26 dans le cas de la série de 69, 11 épisodes sur un total à venir de 24 pour la série en cours) me permet de ne pas spoiler en long et en large dans cette revue critique.
Une des raisons qui font que je me précipite pour connaître l'histoire de Dororo, quitte à prioritairement le découvrir dans le format animé plutôt qu'à partir de son mode artistique absolu qu'est le manga, c'est que, dans sa postface à l'édition de 1982 du manga Barbara, Tezuka qui parle du nom étrange "Barbara", pour lequel, dit-il, il n'est pas utile de chercher la moindre signification, écrit ceci : "Dororo est un autre de mes personnages dont le nom a un peu la même consonance et me fait un peu la même impression". Or, Barbara est comme une Muse, une fille de Mnémosyne, qui intervient dans "l'histoire d'un homme partagé entre une esthétique décadente et la folie." C'est ce que dit Tezuka lui-même. Se moquant des expectatives de son lecteur, le mangaka dit qu'il ne sait pas lui-même si elle naît du délire du personnage principal, elle serait en tout cas "une allégorie de l'art". Il dit que la scène des Contes d'Hoffmann, opéra d'Offenbach qui l'a inspiré, c'est une scène touchante exprimant le dilemme qui se pose à tout artiste : "accepter des compromissions pour accéder aux médias, ou se résigner à la solitude pour préserver ses principes."
Comme j'ai lu attentivement Barbara dès sa première page où l'héroïne est présentée comme une déjection humaine créée par l'oppressante mégalopole, j'ai donc développé une lecture de Barbara qui échappe aux incertitudes des présentations habituelles qui sont faites de ce manga, et en lisant cette postface je me suis dit : "Mais, en fait, si je lis ou regarde Dororo, je vais découvrir en Dororo un équivalent de Barbara." Et ça se confirme vite ! Dororo est le personnage secondaire qui accompagne le héros principal qui a perdu 48 parties de lui-même à la naissance. Dororo est une déjection, non pas d'une mégalopole, mais de l'époque sengoku. Rien à voir avec Son Goku, l'époque sengoku est une époque de l'histoire chinoise, celle des seigneurs combattants, et on peut dire qu'en fait partie l'histoire trois siècles avant Jésus-Christ du manga à succès actuel Kingdom que je n'ai pas encore lu, juste survolé. Or, les Japonais ont repris l'expression "sengoku" pour décrire la situation de leur pays à la fin de leur Moyen Âge. Le Moyen Âge se finit en 1573 quand Oda Nobunaga crée le Japon moderne, près de trente après la découverte du Japon par les Portugais (on sait avec certitude qu'ils sont allés plusieurs fois au Japon en partant de l'île de Bornéo ou de l'archipel d'Okinawa non japonais à l'époque, des récits tant européens que japonais sur les années 1542 et 1543 existent, mais sont suspects sur certains points). L'époque sengoku commence au quinzième siècle. Depuis des siècles, le Tenno (abusivement appelé "empereur" dans nos langues) et le shogun (général suprême qui correspond plus à l'image d'un empereur, sauf qu'au départ il était censé obéir au Tenno) n'ont plus aucun pouvoir réel. Les seigneurs s'émancipent et au quinzième siècle ça part de plus en plus en sucette live. Du coup, au seizième siècle, on voit des petits seigneurs s'affirmer et faire la guerre à de plus grands et on parle de "gekokujo", ce qui veut dire "les plus faibles gouvernent les plus forts", car des vassaux renversaient les seigneurs qui étaient au-dessus d'eux. Et face à cela, des paysans formèrent parfois des bandes de rebelles (ikko-ikki) qui créèrent des royaumes indépendants. L'unification du Japon eut lieu avec trois seigneurs initialement alliés qui se succédèrent au pouvoir : Oda Nobunaga, Hideyoshi Toyotomi et Tokugawa Ieyasu, lequel confisqua au profit de sa famille le titre de shogun.
Dans Inu-yasha, plusieurs allusions aux armes à feu permettent de dire que nous sommes dans la période où les Portugais et les jésuites commencent à arriver au Japon. D'ailleurs, Oda Nobunaga est connu et considéré comme vivant, mais pas encore maître du Japon, par un protagoniste autre que la Kagome qui vient de notre présent. Toutefois, dans le onzième épisode de la série originale de Dororo, le clan Togashi est rapproché de la mention du clan Asakura, ce qui fait penser à l'émeute de la région Kaga dans le dernier tiers du quinzième siècle, émeute ayant impliqué des rebelles religieux et paysans, les ikki-ikki.
Ainsi, l'époque sengoku est l'équivalent de la mégalopole, et Dororo qu'on soupçonne être une fille se faisant passer pour un garçon dans un monde cruel est un enfant voleur qui est devenu orphelin de paysans rebelles et qui a conservé, malgré tout, un cœur digne et une volonté inébranlable dans un monde où il y a de quoi devenir mauvais et fou.
Et tous ces aspects-là ressortent nettement dans la série de 1969, beaucoup moins dans la série de 2019.
La série originale a l'incovénient des limites dans le domaine de l'animation à bas coût de son époque, mais elle est supérieure à celle de 2019 à bien des égards : puissance symbolique de la mise en scène, des images et des mouvements, pouvoir de suggestion des images et des mouvements, clarté d'un récit bien ordonné, bien conduit (les remaniements de la série de 2019 ne sont pas naturels parfois et on comprend mieux certains aspects de la série de 2019 quand on regarde la série de 1969) et enfin une vérité beaucoup plus profonde dans d'un côté la psychologie des personnages, dans d'un autre côté l'observation du fait vrai sociologique.
Dans le premier épisode des deux séries, Dororo n'est pas introduit de la même façon. Dans la série de 2019, c'est un voleur vicieux et gouailleur qui apparaît. Dans celle de 69, il vole comme un garnement des épées, mais les épées signifient aussi leur époque, le meurtre certes mais aussi le moyen de survivre et d'en imposer. Dans l'animé de 2019, l'enfant est battu parce qu'il a volé, mais les voleurs ont un côté raisonnable où ils le font pour que l'enfant n'y revienne plus. Dans la série de 69, l'enfant est puni par une bonne bastonnade, mais on le voit qui se rêve fort, puis affamé il vole de la nourriture en train de cuire, mais sans calculer le vol, il est mort de faim, il saisit l'opportunité, il se fait alors agresser par les gens qu'il a volés, mais des gens qui n'ont pas une bien grande humanité. Question repères psychologiques et sociologiques, c'est incomparable. Et ça ne s'arrête pas là. Dans la série de 69, le motif de l'épée est entretenu. Sauvé par le héros, Dororo décide de devenir son compagnon et parle, mais en blaguant, de suivre son épée pour un jour lui voler. Dans le septième épisode, on voit resurgir son obsession pour la possession d'une épée, il n'écoute pas les avertissements de son sauveur, il prétend qu'il lui faut une épée en ce monde. Tout ça tombe et disparaît dans la série de 2019 où, pire encore, on voit à peu près les mêmes scènes mais avec plus de gratuité dans les enchaînements.
Une autre scène marquante du premier épisode, un vieux mourant demande à manger à Dororo qui lui répond qu'il faut voler pour ça, que les temps sont ainsi et que les bonzes n'apporteront rien à ce vieillard, puis Dororo, en colère, sort en souhaitant à l'autre de mourir de faim, sauf qu'il lui ramène de la bouffe un peu après. Entre-temps, le vieux est mort. Tout ça, ça pose un cadre à l'histoire.
Bref, la série de 69 c'est de l'art, ça s'adresse aux cerveaux des gens, la série de 2019 elle n'est pas si mal, mais elle développe les choses à l'horizon des attentes des mangeurs de chips.
Mais, à côté de Dororo, il y a donc le héros principal, un fils de grand seigneur qui, par une malédiction due à son père assoiffé de pouvoir, est né avec 48 parties du corps en moins, et sa mère est obligée de le jeter à la rivière dans un panier, comme Moïse. Le père a offert 48 parties de son fils aux démons pour un pouvoir seigneurial qu'on sait fragilisé à cette époque troublée. Il y a des scènes avec des images dures, des visions d'horreur dans cet animé de 69 (cadavres sous les mouches et corps qui se décompose et devient crâne dans la boue, rien que pour le premier épisode), mais le corps de bébé mutilé nous est assez épargné en revanche. Comme Astro, le petit robot, Dororo s'inspire de Pinocchio. Un médecin recueille la créature et lui met des prothèses. Sans qu'on ne s'explique comment, le héros sait tout faire comme un humain, il peut voir, même s'il se dit aveugle. D'ailleurs, ses yeux bougent pour repérer ce qui se passe, alors qu'il ne recouvre un premier œil et donc la vue qu'au huitième épisode. La série commence quand il a déjà récupéré des parties de son corps, mais encore peu, et il parle avec Dororo sans problème. C'est une différence considérable avec la série de 2019 qui, malgré ses défauts, a un immense mérite : avoir créé un personnage qui ne sait pas communiquer puisque ses prothèses ne compensent pas la perte de ses sens, personnage qui pourtant a un pouvoir particulier pour s'orienter qui ressemble à la vision d'effets colorés pour les âmes, les végétaux, les objets et les forces démoniaques malveillantes. Dans la série de 69, là, en revanche, on a un héros qui se comporte normalement, ce qui frustre notre besoin de réponses compensant le manque de logique.
En revanche, on a droit à une scène saisissante où, pour dissuader Dororo de le suivre, Hiakkymaru fait tomber ses deux yeux à ses pieds et invite un Dororo tremblant à les toucher, scène chargée et pleine de significations qui n'a pas son équivalent dans la série de 2019 où il n'y a pas ce truc de toucher de faux yeux malgré le tremblement de la peur. En revanche, la série de 2019 prend le dessus pour ce qui est de la finesse de traitement du héros maudit : la relation s'instaure malgré une difficulté de communiquer radicale. La série de 69 a opté pour une relation normale, et du coup les mêmes histoires ont vraiment un traitement différent. Si la série de 2019 exploite la pépite originale géniale, il faut tout de même considérer qu'elle suit l'histoire originale du manga et de la série de 69. Du coup, on a des histoires beaucoup plus claires, beaucoup plus cohérentes dans la version de 69. Dans la série de 69, on avait souvent une histoire en deux épisodes, en deux parties, ce que reconduit la série de 2019. Une des histoires, c'est un démon qui apparaît sur la rivière, mais Hyakkimaru ne l'attaque pas, puis nos deux héros se rendent dans un village et affronte un autre monstre, puis on revient au monstre du marais, et on revient au monstre du village. Il y a une histoire de trésor accumulé qui explique tout le lien entre les deux monstres et le village, il y a aussi toute une histoire très intéressante, du moins dans la série de 69, sur les raisons qui poussent les villageois à prendre le parti du monstre jusqu'à son élimination, puis on a l'assimilation de nos deux héros à deux monstres qui sont chassés ingratement, et ça va jusqu'au détail de la réplique de Dororo qui dit qu'au moins on aurait pu leur donner à manger, et ils partent sous une pluie battante. Et en même temps, on comprend la peur des villageois, on ne se dit pas que ce sont des salauds, on se dit qu'ils ont tellement peur qu'ils sont inhumains, c'est plus subtil. Je vous laisse regarder les épisodes correspondants de la série de 2019 et essayer d'en parler de manière aussi intéressante.
Evidemment, la série de 2019 a un format qui correspond à nos repères, à notre époque. La série de 2019 implique plus de réalisme dans la représentation des choses, elle veut être sombre et poétique tout en s'en tenant au réalisme des impressions, tandis que la version de 69 mélange le comique aux larmes, a un dessin porté aux gags, un peu dans l'esprit du manga de Tezuka de toute façon, mais les auteurs de la série de 69 savaient comment raconter une histoire qui a du sens, savaient donner une dimension à une image. Une main dessinée sommairement dans la note comique, une tête de brute d'un mort à côté du bras allongé d'un autre mort, mais tout ça parle dans le dessin animé de 69. Souvent, on a des moyens simples, une perspective en ligne droite sur une rivière, sur un chemin, et hop ça signifie quelque chose. On a, quand la mère de Dororo est à bout, le mouvement ascendant de l'image sur un arbre battu par la neige. On a à un moment une superbe image d'éclats du soleil comme de grands losanges puis on descend d'un arbre avec des rais qui le traversent, et l'insolation de Dororo qui va faire son cauchemar de souvenirs. On a la pluie, les figures de démons. On a la façon de marcher droit en scrolling horizontal pour parler comme pour les anciens jeux vidéo et lorsque le soleil tape et que la progression est difficile, on a les herbes toutes incurvées dans le sens contraire à la marche, on a un magnifique effet de vitesse quand Hyakkimaru court pour se rendre au temple en feu d'où part le cri de Mio, on a les bras fiers de Dororo qui suit son héros dans le générique de fin, ou bien, quand têtu il veut montrer qu'il sera son compagnon, on le voit qui tend la jambe en avant la lève haut et qui enchaîne de tels pas qui font songer un peu à un pas militaire de parade, n'était son sourire sur le visage. C'est du dessin comique, mais c'est du dessin qui parle.
J'ai pensé à plein de choses, mais les camions obstruent mon cerveau quand je rédige cette critique. Je m'arrête là. Je pense que j'en ai assez dit pour montrer l'intérêt de la série de 69 qui est à l'origine de pas mal de mangas contemporains. Quand Rumiko Takahashi a créé Inu-Yasha, elle s'est rappelée avoir lu et regardé Dororo. C'est le cas également pour Akira Toriyama. Même si Tezuka lui-même n'a pas inventé sans modèle la scène de son premier épisode, quand Dororo saute sur un plat en train de cuire et se rend compte après coup qu'il a volé, cela ressemble à la scène où Goku mange le poisson en train de cuire de Yajirobe. J'ai repéré d'autres trucs, mais je ne les ai plus en tête à l'instant...
Bref, il me semble que parmi les séries de Tezuka à voir en priorité, Dororo doit avoir une bonne place entre Astro, le petit robot et Le Roi Leo.