"Personne ne peut avoir toujours raison !", s'insurge le personnage campé par Lesley Manville dans l'épisode Cartes sur Table. "Si, moi !", lui répond un petit homme à la moustache caractéristique. "J'ai toujours raison ! À tel point que cela me surprend moi-même !"
L'une des règles de base de l'écriture d'un personnage arrogant veut qu'il apprenne l'humilité au fur et à mesure qu'avance l'histoire. Or, si l'on considère que cette réplique date de la dixième saison (sur treize), on se dit que dans le cas d'Hercule Poirot, c'est raté. Et cela l'aurait sans doute été, et n'aurait certainement pas duré près de quinze ans à l'écran, entre les mains d'un acteur moindre que Sir David Suchet.
Plus célèbre création de l'autrice de romans policiers la plus lue au monde, le détective moustachu a été maintes fois porté à l'écran, depuis le grand Charles Laughton à l'époque du muet jusqu'à Sir Ken Brannagh actuellement, en passant par Peter Ustinov, Alfred Molina et Albert Finney. Mais il ne fait guère de doutes que si l'Histoire ne revient qu'une seule de ces interprétations, ce sera celle de David Suchet. Même la descendance d'Agatha Christie elle-même est de cet avis !
Mais qu'est-ce qui fait de lui le nec plus ultra, le Poirot ultime ? Les raisons sont multiples, qui vont bien au-delà de l'universalité du format lui-même, cas le plus chimiquement pur de "whodunnit" comme on dit Outre-Manche, ces enquêtes à la présentation très simple et épurée, dans lesquelles un enquêteur doit trouver le coupable parmi une galerie bien déterminée de suspects, le plus souvent dans un ambiance très chic et so british, comme au Cluedo. Souvent mis en opposition avec les polars "noirs", scandinaves ou américains plus complexes et ambitieux, ce format est plus facile à regarder en se creusant les méninges (ou "petites cellules grises") sans se prendre trop la tête, mais il laisse généralement peu de place au développement de l'enquêteur lui-même. C'est pourtant bien là que le talent et l'intelligence de David Suchet font toute la différence.
En effet, ce que Suchet parvient à faire avec Poirot, épisode après épisode, c'est instiller une profonde humanité à un personnage faisant pourtant plus que frôler la caricature par bien des aspects. Il aurait été facile de chercher à démarquer la série en insistant précisément sur les attributs les plus excentriques d'un homme qui n'en manque pas (ses multiples tics et petites manie, son égo, sa démarche...), et dans une certaine mesure c'est ce que font les premières saisons, mais la surenchère est évitée car, comme le dit avec justesse Suchet lui-même, "on ne rit pas de Poirot : on rit avec lui".
En dépit de tous ses maniérismes, le personnage paraît réel, il paraît vécu, et c'est cela qui le rend si attachant. Entre les mains de Suchet, cette humanité se traduit par la sincérité de ses élans d'émotion, d'autant plus touchants qu'ils sont parcimonieux chez cet homme entièrement défini par son intellect : par exemple, lorsqu'il tombe amoureux d'une comtesse russe cambrioleuse, ou par son empathie certaine envers les personnages déboussolés, sentiment issu de son propre exil forcé par l'invasion de sa Belgique natale en 1914. Sa foi est un autre élément intéressant apporté par Suchet au personnage écrit par Agatha Christie ; volontiers pédant, Poirot n'est pas un narcissique porté sur la gloriole, il se conçoit en serviteur de Dieu, dépêché sur Terre pour traquer les criminels. Cet aspect souvent sous-estimé de sa personnalité est à la fois sa force et sa faiblesse.
Mais qu'on ne s'y trompe pas, ce n'est pas pour autant que Poirot se prend trop au sérieux, en tout cas à ses débuts. D'abord conçus au format 50 minutes, les épisodes des premières saisons fonctionnent presque comme une Agence tous risques du crime, tant ils jouent sur l'alchimie entre Poirot et ses associés, le naïf mais généreux capitaine Hastings (Hugh Fraser), le bougon inspecteur Japp (Philip Jackson) et la rigide Miss Lemon (Pauline Moran), bien que jamais au détriment des enquêtes elles-mêmes. Ce n'est que vers la saison 6 que les épisodes d'une heure et demi deviennent vraiment la norme, et enfin avec la saison 9 que l'on assiste à une véritable rupture au niveau du style.
Exit Hastings, Japp, Miss Lemon (ils ne reviendront que le temps d'un adieu en dernière saison) et à peu près tous les éléments comiques de la série, jusqu'alors partie intégrante de son ADN. Le ton devient beaucoup plus sérieux, centré sur les tragédies personnelles, familiales et/ou sociales vécues par les protagonistes, souvent victimes de l'hypocrisie de la société anglaise post-victorienne des années 1930. Le personnage d'Hercule Poirot lui-même se retrouve donc mis en retrait, tantôt quasi-spectateur désabusé de ce petit monde en déliquescence, tantôt-figure paternelle pour les jeunes gens tentant de s'en extirper ou d'y survivre. On tentera bien d'alléger à nouveau un peu la sauce avec le personnage de la romancière Ariadne Oliver (Zoë Wanamaker) à partir de la saison 10, mais elle n'aura jamais la récurrence de ses aînés.
Cette nouvelle approche, destinée à moderniser la série et à la rendre en théorie accessible à un public plus large et plus jeune, aura connu un départ sensationnel , les quatre épisodes de la saison 9 (Cinq Petits Cochons, Meurtre sur le Nil, Je ne suis pas Coupable et Le Vallon) comptant tous parmi les meilleurs, avant de s'essouffler très rapidement et de montrer ses limites : en s'éloignant de la formule "Poirot et ses copains mènent l'enquête", les concepteurs de la série se retrouvent obligé de la contrebalancer au moyen ici de personnages moins intéressants et attrayants, là d'une réalisation bancale, ou encore d'une intrigue mal maîtrisée... quand ce n'est pas les trois à la fois, comme dans Le Flux et le Reflux ou Rendez-Vous avec la Mort.
Mais au bout du compte, il n'y aura vraiment eu que très peu de déchet au cours de la pourtant très longue existence de cette série, et ce qui est certain, c'est qu'à aucun moment David Suchet n'aura livré une performance anodine. Quintessence de série policière anglaise historique, Agatha Christie's Poirot est devenu un monument, à voir et à revoir, grâce au travail phénoménal apporté par son interprète principal, Sir David Suchet, qui n'a volé ni son titre de noblesse ni la médaille d'honneur remise par la mairie de Bruxelles. "Those were good years", dit son Hercule Poirot sur son lit de mort. Indeed they were.
Top 10 de mes épisodes préférés
1) Le Vallon (Saison 9, épisode 3) - l'équilibre parfait entre tout ce qui à un moment ou à une autre de la série a fait son succès : humour, classe, intrigue, émotion, conclusion...
2) La Boîte de Chocolats (Saison 5, épisode 6) - un "préquel", comme on dirait aujourd'hui, qui sort Hercule de sa zone de confort et se termine sur une scène qui me met la larme à l'œil rien que d'écrire à son sujet.
3) Cinq Petits Cochons (Saison 9, épisode 1) - une intrigue à base de flashbacks, extrêmement bien maîtrisée et construite autour d'un casting pour une fois peu nombreux mais électrique.
4) Poirot contre ABC (Saison 4, épisode 1) - le premier épisode épisode vraiment ambitieux de la série, presque un thriller en bonne et due forme.
5) Témoin Muet (Saison 6, épisode 4) - Poirot et Hastings au sommet de leur forme, un cadre idyllique, des personnages pittoresques et un petit chien qui vole la vedette à tout ce petit monde !
6) Le Mirroir du Mort (Saison 5, épisode 7) - Positivement terrifiant, cet épisode nimbé de superstition égyptienne est est aussi l'un des mieux filmés de toute la série.
7) Je ne suis pas Coupable (Saison 9, épisode 2) - Un épisode unique et somptueux, grâce à l'élégance de la mise en scène et à la performance de l'actrice principale, Elizabeth Dermot Walsh.
8) Cartes sur Table (Saison 10, épisode 3) - Le "Poirot de l'Holodeck" (les fans de Star Trek comprendront la référence), cet épisode bénéficie d'un casting particulièrement attrayant.
9) Le Mystère des Cornouailles (Saison 2, épisode 4) - Hastings est à l'honneur, pour le meilleur et pour le pire, dans cet épisode tourné dans un adorable petit village cornique.
10) Le Mystère du Bahut espagnol (Saison 3, épisode 7) - Un épisode à l'ambiance particulièrement froide et sinistre, mais avec ses moments de franche comédie très réussis.
... et un petit dernier pour la route : La Disparition de Mr Davenheim (Saison 2, épisode 5), probablement le plus drôle de toute la série !