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"Keep Sweet" : envoyer un message aux victimes d'oppression

Un documentaire un peu faible sur l’Église de Jeff Warren, mais une bonne série pour découvrir la vie quotidienne des mormons et tendre la main à celles et ceux qui voudraient y échapper.

Esthétiquement parlant, il n’y a pas grand chose à reprocher à “Keep sweet : pray and obey” (sauf peut-être ce passage ridicule où Jeff Warren est représenté avec des pupilles de serpent) : les interviews sont bien menées, le montage est dynamique et la chronologie permet de suivre le récit de manière claire, même s’il est difficile de s’y retrouver entre tous les liens de parentés et les multiples mariage des protagonistes (sans que cela soit surprenant dans des familles polygames comptant des dizaines d’enfants). Globalement, la série demeure donc un très bon divertissement.

On peut néanmoins faire de nombreuses reproches à “Keep sweet” concernant sa rigueur journalistique, et ce, même si Netflix classe la série à la fois dans “documentaire” et dans “série documentaire inspirée de faits réels”. Il y a trop d’éléments vagues ou occultés pour que cela permette une représentation objective des événements et permette à la série de se placer au rang des documentaires sérieux.

Tout d’abord, un premier problème est celui de l’utilisation des images d’archives qui permettent au téléspectateur de découvrir le mode de vie particulièrement conservateur des mormons : leurs coupes de cheveux des années 50, leurs robes longues et informes, la simplicité de la vie quotidienne etc. Il s’agit d’images inédites qui donnent une vision vivante de la société mormone. Mais parmi ces archives, des images de reconstitution ont été glissées pour mieux répondre aux besoins du récit (par exemple, la séquence de la lettre de Joe à Ruby Jessop). Or, le manque de distinction entre les images d’archives et les images de reconstitution est dérangeant, car il est difficile de savoir ce qui relève des images d’archives et ce qui relève des images de fiction. Par conséquent cela peut aboutir à un questionnement sur la véracité et sur l’authenticité du propos, ce qui est assez pénible et dessert l’objectif d’un documentaire.

Mais il ne s’agit que d’un détail technique. Le plus grave n’est néanmoins pas la forme mais bien le fond. Tout au long des quatre épisodes de la série, une forme de malaise s’installe : à force de voir des images de gens souriant et dansant dans leurs vêtements multicolores, on en vient presque à se demander si la vie au sein de l’Église fondamentaliste de Jésus-Christ des Saints des Derniers Jours (je ne me remets toujours pas de la longueur de ce nom) était si terrible que ça.

En effet, les archives vidéos présentent les mormons sous un jour particulièrement flatteur en les représentant lors de festivités ou en les représentant dans des moments d’intimité familiale. Dans tous les cas l’impression générale qui est donnée est celle d’une vaste communauté soudée et pleine de vie. Heureusement, la série propose également des témoignages de rescapés de l’Église des Derniers Jours. Mais ces témoignages ne parviennent pas à ré-équilibrer totalement le message, et ce pour une bonne raison : une bonne partie des personnes interviewées sont encore et toujours des membres de la communauté mormone, comme Joe Rohbock ou Lloyd et Myrna Wall et leur vision du monde n’est jamais remise en cause ni questionnée.

Par exemple, il n’est jamais abordé la question du racisme au sein de l’Église mormone, alors même que jusqu’en 1978, les hommes de couleur noire ne pouvaient pas être ordonnés prêtres. Jeff Warren disait lui même que les personnes ayant la peau foncée étaient les descendants du diable et l’outil de ce dernier pour semer la discorde sur terre. Il en va de même pour les juifs, les amérindiens etc… D’ailleurs il n’y a aucune personne de couleur dans les images d’archives. Pourtant le fait n’est pas nouveau, l’Église mormone et sa branche extrême qu’est le FLDS (acronyme de l’Église fondamentaliste mormone) est accusée régulièrement, notamment par l’association “Southern Poverty Law Center”, de racisme, d’homophobie, d’antisémitisme et de suprématisme blanc. Malgré cela, il n’en sera jamais question dans la série.

Alors soit, après tout la série souhaite se concentrer sur Jeff Warren et sur les dérives polygames de son église fondamentaliste, et non pas sur les valeurs mêmes de la religion mormone. Néanmoins, il paraît difficile de comprendre les dérives du système mormon sans au moins aborder les différents principes qui en sont les piliers fondateurs comme par exemple la domination masculine. Ainsi, si le suprématisme blanc et l'antisémitisme ne sont pas mentionnés, la place de la femme et son statut inférieur au sein de l’Église des Derniers Jours devrait être au coeur de “Keep Sweet” pour aborder la polygamie et le mariage forcé.

Pourtant, pour ce sujet aussi la série demeure lacunaire. En effet, le statut de la femme au sein de l’Église mormone n’est que très rarement évoqué (sauf avec la question de la journaliste :“est-ce que les femmes deviennent des déesses ?” à l’instar des hommes après être mariée et avoir eu des enfants). Dans la pratique, les femmes mormones sont censées se concentrer uniquement sur leur famille et leur mari, en demeurant humbles et obéissantes; et on sait que l’Église mormone s’est opposée à plusieurs reprises à une proposition d’amendements de la Constitution des États-Unis sur l’égalité des droits entre les sexes… Cela en dit long. Mais dans la série, seuls les dérives de Jeff Warren sont dénoncées et non pas le système de valeurs qui a donné naissance à ces dérives.

Tout au long des épisodes, ce choix éditorial va être renforcé par des témoignages parfois déroutants. En effet, vont se succéder à la fois les témoignages des femmes victimes des abus de leur Église, témoignages très forts et très poignants, mais aussi les témoignages d’hommes qui sont certes des victimes, mais qui sont aussi des oppresseurs. L’effet est très curieux puisque sont ainsi mis sur un pied d’égalité les hommes, qui ont bénéficié et encouragé ce système d’oppression, et les femmes qui en ont été victimes, à la fois mariées de force et violées.

Par exemple, le père de Rebecca Wall, Lloyd Wall (il s’agit du monsieur complètement engoncé dans son fauteuil), disposant lui même de trois épouses et qui a mariée sa fille de force à un vieux barbon de 85 ans, est donc interviewé au même titre que sa fille qui a été mariée de force deux fois avant de se voir retirer ses enfants par le chef de l’Église. Il a même récemment publié un livre pour réfuter le témoignage de cette même fille qui dénonçait les abus de la FLDS dans ses mémoires : The Witness Wore Red: The 19th Wife Who Brought Polygamous Cult Leaders to Justice. Les faire témoigner ainsi dans le même documentaire relève presque de la schizophrénie.

Il est possible que cela soit fait dans une volonté d’objectivité, ou de tolérance vis-à-vis des valeurs d’autrui, ou encore dans une volonté de montrer que ce système a aussi détruit des hommes à qui l’on pouvait retirer du jour au lendemain leurs (nombreuses) femmes et (nombreux) enfants. Il n’en demeure pas moins que cela porte un message ambigu : en effet, en présentant les événements de la sorte, les femmes ne sont alors plus victimes d’un système profondément misogyne et discriminant, puisque les hommes le sont également, mais uniquement victimes de dérives isolées. Le seul grand coupable dans l’histoire ne serait donc pas le système de valeurs de l’Église mormone, mais uniquement Jeff Warren.

Pourtant différents éléments, anciens comme récents, permettraient de montrer qu’il ne s’agit pas de l’action d’un homme isolé et malade, mais bel et bien d’un système de valeurs qui favorise les dérives et les abus. Mais ces éléments ont été complètement occultés dans la série. Il aurait été par exemple, intéressant de parler d’un précédent qui eu lieu en 1953 à Short Creek pour les exactes mêmes raisons : la police était intervenu pour libérer des “esclaves blancs” et des jeunes filles soumises à “une caricature de mariage” au sein de la FLDS. Tous les habitants soit 36 hommes, 86 femmes et 263 enfants furent arrêtés, et c’est déjà la sympathie du public et la sacro-sainte protection de la vie privée qui avait permis aux fondamentalistes de s’en sortir et de récupérer leurs enfants. Le fait était pourtant intéressant à mentionner, surtout quand on sait que Seth Warren, le frère de Jeff Warren, est aujourd’hui l’un des dirigeants de la FLDS et continue d’acheter des terrains pour implanter des communautés fondamentalistes dans les endroits les moins accessibles du territoire américain. Les violences inhérentes à la FLDS seraient donc systémiques et cette histoire ne serait alors qu’un éternel et triste recommencement.

Enfin, la série, bien que produite par Netflix en 2022, ne mentionne que très peu ce qu’il est advenu de la communauté de la FLDS après l’arrestation de Jeff Warrenen 2008, sauf pour dire que “très majoritairement, les membres ignoraient ce qui se passaient”. Toujours est-il que cette communauté continue de suivre les directives que Jeff Warren donne depuis sa prison (comme par exemple leur interdire toute activité sexuelle en 2011 ou encore en n’autorisant que 15 hommes à féconder toutes les femmes de la communauté en 2012) et donc continue ses exactions.

La situation des hommes qui étaient mariés et couchaient avec des mineurs n’est pas non plus abordée. Si la justice a dissous les mariages effectués avec ces jeunes filles, bien peu (ou plutôt aucun) des hommes furent condamnés, faute de plainte. Dans la pratique, probablement que très peu de choses ont changé au sein de la communauté et que les mariages ont été maintenus officieusement. Le problème ne peut donc être réduit à la personne seule de Jeff Warren. Par conséquent, on peut dire que la série “Keep Sweet” occulte volontairement les éléments “sensibles” concernant l’Église des Derniers Jours : car si la communauté mormone s’est bien engagée à ne pas marier des jeunes filles mineures, rien n’est dit sur les viols conjugaux ou les mariages forcés. Le choix éditorial de la série, en omettant ces éléments et en restant centré uniquement sur Jeff Warren, maintient un regard complaisant sur les pratiques des mormons.

Mais pourquoi chercher à préserver l’image de l’Église mormone ? S’agit-il d’éviter de froisser ses 14 millions de membres ? En réalité, c’est probablement le contraire. La productrice de la série n’est autre que Rachel Dretzin, la fondatrice d’Ark Média, une société connue pour son engagement sociétal. Connaissant ces prédispositions, il est possible d’élaborer l’hypothèse disant qu’en réalité cette série est à destination des femmes qui subissent ce type d’oppression. En effet, en refusant de marginaliser les mormons, en respectant leurs valeurs et en ne dénonçant pas de manière vindicative la domination masculine propre à cette religion, la série permet aux potentielles victimes d’alerter sur leur situation sans avoir la crainte d’être jugée ou rejetée à cause de leur mode de vie.

Dans une communauté comme les églises mormones, où la victime peut être terriblement dépendante de son agresseur à la fois d’un point de vue, physique, psychique et moral, signaler les violences subies peut être en effet particulièrement difficile. Encourager les témoignages est ainsi devenu la meilleure façon de lutter contre les dérives et les abus. C’est d’ailleurs pour cette raison que la polygamie est depuis 2020 uniquement punie par une amende légère en Utah, qui ne cherche ainsi plus à punir la polygamie elle-même, mais bien à punir les agresseurs qui en font un outil de domination et de violence : le témoignage des victimes devient dès lors le cœur de cette lutte.

“Keep Sweet” se fait donc l’écho de cette politique en proposant un message de tolérance et d’ouverture envers la communauté mormone afin d’encourager la prise de parole sur des pratiques illégales et probablement aussi dans l’espoir de tendre la main aux femmes et enfants victimes d’abus. Cette hypothèse est d’autant plus renforcée par les messages de sensibilisation sur les violences domestiques à la fin de chaque épisode.

Cette série ne s’adresse donc probablement pas directement à vous, mais reste un bon moyen de se renseigner sur les risques sectaires et les violences que cela implique.

Algernone
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le 12 juin 2022

Critique lue 601 fois

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