L'Effondrement
7.5
L'Effondrement

Série Canal+ (2019)

L’effondrement de la pensée (titre provocateur pour spectateur binge-watcheur)

Comme beaucoup l’annonce de cette série m’avait rendu très enthousiaste. Dans la fiction les « fins du monde » ne sont pas rares, mais sont la plupart du temps les conséquences d’événements tous plus extravagants les uns que les autres, et très rarement liés aux activités humaines. Aussi l’annonce d’une série de cette envergure évoquant les conséquences de l’effondrement de notre société productiviste avait de quoi réjouir. On riait bien sûr un peu jaune, du fait que la série soit produite et diffusée par Vincent Bolloré, mais ce type de contradiction étant malheureusement monnaie courante au sein du système de production audiovisuelle, on préférait passer outre.
Dès le premier épisode, on se trouve happé par le ton hyperréaliste de la série. Pas de ponts qui s’écroulent, ni de tsunamis improbables ; rien qui ne semble souligner cette convention fictionnelle trop souvent étalée personnifiant une nature qui « reprend ses droits ». Les deux premiers épisodes montrent seulement des humains se démenant au sein de ce que l’on peut considérer comme les deux cathédrales du monde moderne : un supermarché et une station-service. Des humains présentés comme des quidams, dont l’identité n’a finalement aucune importance. Et c’est ici que l’on constate le premier défaut de la série : tous les personnages se croisent et se succèdent, sans qu’aucun ne se distingue.
Aucune personnalité complexe ne ressort car finalement leur composition n’obéit qu’à un seul dessein : sur un spectre allant de l’instinct de survie primaire à la plus chrétienne des solidarités, où se situe le personnage ? Poser cette question n’est pas sans intérêt, et il est toujours intéressant d’en nuancer la réponse, à l’image du personnage du père tentant de protéger ses filles dans l’épisode 2. Le problème se pose quand tous les personnages d’une même série obéissent à la même logique. Que l’homme est un loup pour l’homme mais pas toujours. En tant que spectateur, la même réflexion banale accompagne la découverte de chaque épisode : « ouais c’est bon on a compris hein, passez à autre chose ». On pourrait néanmoins estimer que c’est ce qui fait la force de la série : elle présente l’effondrement comme un état d’urgence permanent, qui dépersonnalise tous ceux qui le subissent. Mais j’ai tendance à y voir plutôt un vrai défaut scénaristique, une facilité qui annihile toute réflexion plus profonde. Et c’est d’autant plus dommage que l’on retrouve dans la série certains acteurs très talentueux qui auraient pu donner une force à leur personnage, comme Philippe Rebbot, Lubna Azabal, ou encore le trop sous-estimé Samir Guesmi. Au lieu de ça on les retrouve cantonnés à des rôles de pantins, ne parvenant jamais à se débarrasser des fils qui les dirigent.


Le manque de profondeur des personnages est évidemment lié au rythme infernal de la série. Nombreuses sont les voix qui s’élèvent aujourd’hui contre les blockbusters, à l’instar de Martin Scorsese qui les qualifie même de « parcs d’attraction », pour critiquer leur manque de profondeur, et l’omnipotence de l’action au détriment de la réflexion. Et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’à ce titre L’Effondrement n’a rien à envier aux mastodontes du divertissement mondial, et ne fait finalement que reproduire les codes des films catastrophe. Ce rapprochement contribue d’ailleurs malheureusement à détériorer la crédibilité de son propos. Les événements se succèdent à un rythme des plus effrénés, laissant le spectateur éreinté – je tiens d’ailleurs à saluer avec une ironique admiration celles et ceux qui parviennent à enchaîner tous les épisodes sans reprendre leur souffle. L’état d’urgence permanent, c’est aussi le refus du montage, à travers l’utilisation d’une technique utilisée aujourd’hui en surabondance : le plan-séquence. Il est vrai que le plan-séquence est efficace pour filmer l’action et l’urgence, consacrant la synthèse du temps de l'image et du mouvement. À ce titre, son utilisation dans le film 1917, sorti en début d’année, paraît être l’exemple ultime.
A l’image du succès du film de Sam Mendes, consacré par toutes les instances de légitimation, le plan-séquence est progressivement devenu l’aspiration ultime d’une nouvelle génération de réalisateurs. Le plan-séquence appelle en effet au respect. « Wah mec va voir ce film c’est fou comment ils ont réussi à tourner tout en une prise ! ». C’est le triomphe de la technique sur l’art. Être impressionné par les prouesses d’un réalisateur-technicien, et juger un film sur ce simple critère, c’est la mort du cinéma. Le pire est d’ailleurs que cette technique sert aujourd’hui même souvent d’argument marketing – la très importante diffusion du making-of de 1917 suffit à le constater.
Le montage a eu une place prépondérante dans l’élévation du cinéma au rang d’art, grâce au travail de maîtres comme Griffith, Eisenstein ou Hitchcock. Le montage est même ce qui a permis au cinéma de prendre son autonomie, en le différenciant du théâtre filmé. Si je voulais me rendre plus provocateur que je ne le suis déjà, je pourrais dire que tourner en un seul plan-séquence, c’est refuser le montage, et refuser le montage, c’est refuser le cinéma. Cette assertion peut évidemment être réfutée, mais j’estime qu’elle a tout de même sa place ici, pour insister sur l’importance du montage.
Je ne cherche pas à renier le plan-séquence en lui-même – certaines scènes que j’estime comme les plus belles de mon histoire du cinéma sont d’ailleurs des plans séquence. Je ne pense pas qu’il faille non plus bannir les films tournés en un seul plan-séquence – des films comme La Corde ou même plus récemment Birdman en font une utilisation tout à fait intéressante. Mais je suis convaincu qu’il faut en faire un usage modéré, et arrêter de l’utiliser à tort et à travers, car aujourd’hui cela vire presque au concours de bite. On peut utiliser le plan-séquence sans participer à ce concours, sans faire tourbillonner la caméra dans tous les sens pour étaler sa maîtrise, comme le font les réalisateurs de L’Effondrement.
Si les créateurs avaient voulu se tenir à leur idée de départ consistant à ce que chaque épisode soit constitué d’un seul plan-séquence, ils auraient très bien pu poser un peu plus leur caméra sur un socle, pour ralentir le rythme. Ainsi peut-être auraient-ils pu varier un peu plus les registres, relier l’effondrement à autre chose, et travailler à une réelle composition des personnages. Le seul épisode qui casse un peu ce rythme est celui qui se déroule dans une maison de retraite. Ce sixième épisode parvient justement, en s’attardant sur les personnages, à dégager une sensibilité, à l’image de ce dessin de fusée ébauché sur la fenêtre d’une résidente s’apprêtant à rejoindre les étoiles.


Pour conclure, si vous recherchez une œuvre fictionnelle également basée sur l’effondrement de notre société énergétiquement dépendante, mais ne brassant pas de l’air, je ne peux que vous conseiller de vous tourner vers l’écrivaine états-unienne Jean Hegland et son roman Dans la forêt. En attendant qu’un film ou qu’une série plus intéressante ne soit produit.

Thiebs
5
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le 7 juin 2020

Critique lue 2.2K fois

9 j'aime

Thiebs

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