La Mélancolie de Haruhi Suzumiya est l’histoire d’une lycéenne excentrique qui cherche des extraterrestres, des espers et des voyageurs du temps. Réalisée par le studio Kyoto Animation au top de sa forme, c’est une comédie débile bien marrante dans le quotidien d…
Je recommence, j'ai oublié un détail.
Mélancolie : « trouble de l'humeur caractérisé par un état dépressif, un sentiment d'incapacité, une absence de goût de vivre pouvant, dans les cas les plus graves, conduire au suicide. »
Le titre renseigne sur un élément que beaucoup auront loupé : Haruhi est dépressive. Ce n'est ni une blague, ni une hyperbole. Emma Bovary pop de slice of life/comédie, elle aussi s’ennuie dans sa routine ; elle aussi rêve d’une grande aventure : rencontrer « des extraterrestres, des espers et des voyageurs du temps ». Et même si, au fond, elle n’y croit pas vraiment, c’est une raison comme une autre pour tromper son ennui. On la voit ainsi essayer tous les clubs de son lycée, changer de coiffure tous les jours, se déguiser à la moindre occasion. Car ce que combat Haruhi, c’est le monde désenchanté dans lequel elle vit. La routine absurde d'un monde qui ne tourne pas autour d’elle, le sentiment intolérable de ne pas être spéciale.
Et pourtant, il tourne. L’ironie mordante de Haruhi Suzumiya, c'est que son univers n’est que le produit de l’imagination de la jeune fille. Les extraterrestres, espers et voyageurs du temps existent bien, mais dissimulent leur véritable identité. Pris au piège dans un solipsisme inconscient, ils gravitent autour de cette lycéenne qu’il faut perpétuellement distraire, de peur qu’elle se lasse du monde qu’elle pourrait détruire. Car mieux vaut vivre dans un mensonge que de ne pas vivre du tout : c’est l’épée de Damoclès suspendue au-dessus de tous les personnages. Sous les gags et les stéréotypes, derrière les épisodes au baseball ou à la piscine, eux-mêmes échappent temporairement à leur tourment. Il ressurgit de temps en temps, à travers la frustration d’Asahina, le sourire triste de Koizumi, ou la dépression abyssale de Nagato.
Reste notre narrateur anonyme, Kyon. Celui-ci n’est ni un extraterrestre, ni un esper, pas plus qu’un voyageur du temps. C’est un adolescent banal dans un lycée quelconque, qui nous livre cette histoire de son point de vue incrédule, désabusé, empêtré dans cette aventure qui l’ennuie. Elle l’ennuie car il en connait les codes et nous le fait savoir : personnages stéréotypés, situations convenues et dénouements habituels. Kyon, c’est le spectateur. Comme lui, il connait les ficelles de ces histoires, et comme lui s’en lasse. Comme lui, il rêvait d’aventures extraordinaires quand il était jeune, et comme lui en a fait son deuil.
Haruhi est souvent désignée comme le déclencheur de la vague méta qui s’est abattue sur la japanimation. Mais plus qu’une trouvaille de son auteur, c’est le symbole d’un genre codifié à l’agonie. L’échappatoire créatif de slice of life/comédie tellement convenus, tellement formatés, que seul le commentaire sur ce formatage est encore autorisé. Haruhi, c’est la prise de conscience d’une culture de consommation de fictions palliatives. Des histoires interchangeables qui font sortir le lecteur de son quotidien le temps d’une aventure, avant de l’abandonner de nouveau à sa réalité insipide. De par sa posture critique, La Mélancolie de Haruhi Suzumiya refuse bien entendu d’être l’une de ces fictions : elle aussi veut être spéciale.
Son moyen pour y parvenir est évident, il s’agit de la fameuse métafiction, impossible à louper. De son ordre de visionnage consciemment chaotique à l’incroyable audace de son Endless Eight, on est quasi-physiquement agressé par cet artifice. À l’intérieur même de l’histoire, on assiste au tournage d’un épisode par les personnages de la série, ou une partie de RTS en hommage aux Héros de la Galaxie. Mais plus qu’un empilement de références, on atteint ici le cœur de la philosophie de Haruhi. Face à une réalité déprimante et des fictions éphémères, elle ne choisit pas de se réfugier dans l’imaginaire : elle l’utilise au contraire pour réenchanter le réel. C’est tout son combat, sa finalité, la porte de sortie de la mélancolie. En façonnant le monde de sa volonté, elle se le réapproprie en l’enrichissant de ses fictions. Ce n’est pas exactement notre monde. Il y a peut-être une poignée d’extraterrestres, d’espers et de voyageurs du temps en plus. Mais c’est celui qu’elle s’est choisie, la justification de cette gigantesque mise en abyme, l’explication physique d’une métafiction habituellement gratuite.
Ce message se sublime une dernière fois quand, enfin, elle touche au paranormal qu’elle recherche frénétiquement depuis son enfance. Confrontée au surnaturel, dans l’apocalypse d’un monde qu’elle répugne, on assiste littéralement à la fin de la mélancolie de Haruhi Suzumiya. Alors que, triomphe ultime, le fantastique l’accueille à bras ouverts, c’est une autre victoire qu’elle savoure. Croyant être devenue enfin spéciale aux yeux du garçon qu’elle aime, c’est l’univers morne du quotidien qu’elle choisit. La fin du monde est évitée, Haruhi est trahie, les autres se félicitent, mais la mélancolie continue.