En ces temps troubles de retour de Game of Thrones, quand nos semblables n'ont à la bouche que le dernier diner sanglant, le prochain bûcher ou l'énième retournement de veste de Raemond Le Fourbe (après nous avoir tanné avec les incels de The Boys et les brutes épaisses de Peaky Blinders) ... être un Bisounours c'est punk.

Avec la série d'Amazon on est dans nos pantoufles. Elle met de belles images sur des trucs obscurs qu'on a lu il y a 20 ans, elle nous chante de jolies chansons, et surtout elle nous fait des petits clins d'oeils pour confirmer qu'on est en terrain connu et que oui, le mec là c'est bien le même que celui dont on a lu/vu l'histoire il y a des années.

L'intertextualité fait partie intégrante de la manière dont la série raconte son histoire et construit sa dramaturgie. J'imagine qu'on passe à côté de pas mal de sous-texte et de relief dans la caractérisation de certains personnages si l'on ne sait pas à l'avance où ils vont, ce qu'ils seront dans le futur. La première saison construite comme un jeu de "Qui est qui ?" peut difficilement s'apprécier si l'on ne dispose pas du bagage nécessaire pour voir les indices.

Dans l'absolu ce choix de connivence qui écarte une partie du public peut se discuter. Mais il a paru évident assez tôt dans la saison et, dès lors, il faut l'accepter pour juger de la qualité de la narration.

A vrai dire le seul arc qui dénote, par rapport à nos petites habitudes sur la Terre du Milieu, est le détour par Numenor. A voir Pharazon en Main du Roi qui complote pour ravir le pouvoir à sa cousine, elle-même régente du trône de son père, j'avais l'impression d'avoir été téléporté sur le canapé des voisins, trépignants devant leur série de consanguins qui s'entretuent, avalant des tunnels d'intrigues de cour forcées dans l'unique attente de la prochaine fulgurance sanguinolente.

Heureusement AdP ne se déshonore pas à ce point, et le passage à Numenor peut aussi s'apprécier par son intertextualité, à tiroir.

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Car la série se fait parfois retorse.

Elle joue sur notre connaissance de l'univers et sur nos attentes pour focaliser notre attention. D'abord sur les noms qui résonnent à nos oreilles : Galadriel, Elrond, Isildur, Elendil. Ensuite sur des lieux qu'on a forcément essayé d'imaginer un jour : la Moria avant le Fléau, la mythique Numenor même si ce qui s'y passe n'a pas grand intérêt. Et puis le clochard tombé du ciel qui traine avec les hobbits chatouille notre fibre de tolkienzouzes, on le connait probablement, mais sous quel nom ? Sauron enfin, qui est là, quelque part, probablement sous nos yeux comme à son habitude au Second Age.

Pourtant le grand choc de cette première saison viendra du seul arc qui semblait insignifiant. Les pécores anonymes aux prises avec des orques cachaient la mise en place d'une révélation spectaculaire et lourde de conséquences, construite au grand jour depuis le début de la saison pendant qu'on regardait ailleurs. Là encore, la série nous accroche sans avoir besoin d'éviscérer par surprise le good guy de la saison; les éléments constitutifs de cette résolution sont naïfs, presque enfantins : une forteresse, un artefact, des tunnels et une montagne à l'horizon.

Pourtant quand toutes les pièces s'imbriquent en cette fin d'épisode 6 on réalise ce qu'on a raté et on sait à quel point ce qui vient de se passer est irrémédiable. Pour peu que l'on y soit sensible, elle est là l'implication du spectateur et l'empathie avec Galadriel qui constate impuissante le désastre.

La saison aurait d'ailleurs dû s'arrêter là, tant tout semblait prévu pour faire de ce point la résolution de tous les arcs finalement réunis en un seul.

Les deux épisodes suivants accusent le coup, se forçant à résoudre au plus vite le jeu de "Qui est qui ?", qui au delà de son utilité pour faire diversion était un peu faible sur le fond.

On prépare déjà le terrain pour la suite, quitte à sacrifier l'arc de la création des anneaux elfiques qui aurait mérité d'être développé, il est temps de faire place nette.

Car le bruit court que la série ne fonctionne pas, que le public ne trouve pas ses marques dans ce récit qui a d'autres directives que de provoquer des fulgurances violentes à intervalle régulier. Déjà les showrunners évoquent la saison 2 en amenant des comparaison douteuses qui s'éloignent de l'esprit naïf de la première : Sauron serait méchant, mais un méchant complexe, "comme le protagoniste de Breaking Bad".

Je crois qu'on ne pourrait pas faire pire comme note d'intention. Je ne veux pas d'un énième truc "gris" dans l'air du temps, ou rien n'est ni bon ni mauvais et où chacun n'a pour motivation que son profit personnel. Où tous les camps et toutes les idées sont renvoyés dos à dos, sans jamais trancher.

Je crois que le manichéisme fait partie de l'identité de l'oeuvre de Tolkien, et que ce n'est pas un défaut en soi, que cela permet de s'impliquer sans retenue dans une épopée dont les enjeux sont des volcans qui explosent, des îles englouties par des raz-de-marée et par dessus tout l'ascension d'un seigneur des ténèbres.

Tolkien voulait réenchanter le monde par ses histoires, laissons son adaptation faire le pari de la subversivité naïve et lumineuse pour réenchanter la fantasy.

Laaris
6
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le 23 oct. 2022

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Laaris

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