Saison 1 : Le grand, l'immense James Gandolfini est mort, et en Italie, foudroyé par une crise cardiaque. Les "Soprano" continuent de figurer en tête des listes des critiques recensant les séries TV les plus importantes. Comme je gardais un souvenir ébloui de la découverte de la saga de ce moderne - et paradoxal - "Parrain", voici près de 15 ans, il était tentant de m'y re-confronter pour voir ce que le temps, et l'évolution de la Série TV aussi, pouvait changer à ce "classique". Passée une "entrée en matière" un peu flottante - oui, le temps a bien passé, oui, nous sommes désormais plus qu'habitués à ce genre de construction narrative et à ces personnages plus complexes, plus évolutifs que ceux du format "classique" du cinéma -, la "magie Soprano" est bien là, intacte, et la première saison reste un délice - entre humour noir, sursauts d'adrénaline, tendresse, et sens du dérisoire quant à la légende hollywoodienne - constamment citée comme référence par les maffieux eux-mêmes - est gangrénée par la réalité bien plus misérable de la criminalité. Et surtout, surtout, le génie de Gandolfini saute littéralement aux yeux à chaque scène : la manière dont il donne vie à ce personnage radicalement moderne qu'est Tony Soprano, déchiré entre la tradition et la culture qui le condamnent à son rôle de chef de gang - rôle dont il jouit, bien entendu - et une aspiration diffuse à une autre vie, moins matérialiste, moins consumériste, plus douce, plus spirituelle, est tout simplement bouleversante. Jusqu'au finale, brillant, cette confrontation d'une franche et atroce cruauté entre un fils - incrédule - et sa mère - bloc de haine opaque -, qui restera un immense moment... de "Cinéma", oui ! [écrit en 2013]
Saison 2 : Si la deuxième saison des "Soprano" nous avait apparu - inévitablement ? - moins impressionnante que la première, sans doute parce qu'on attendait alors plus de renouvellement, elle nous avait permis de mieux percevoir le propos de David Chase : s'approprier les codes - alors bien usés - des sitcoms et de la série TV pour mieux les faire revivre, les détourner et les dévoyer, en prenant à contre-pied les systèmes "addictifs" qui en garantissaient l'efficacité vis à vis du public un peu "bas de gamme" de la télévision américaine. En mettant en scène des personnages a priori détestables, mais toujours regardés avec honnêteté dans le cadre de leur vie quotidienne, au sein de leur famille, aux prises avec des problèmes d'une banalité presque misérable, "les Soprano" nous renvoyait une image de notre propre existence, capturait nos propres craintes, mais aussi - et peut-être surtout - nos allégresses les plus intimes. On comprenait alors que, au delà de la destruction implacable - mais sans doute assez "facile" - des mythes maffieux immortalisés par Coppola dans "le Parrain", le chef d’œuvre de David Chase allait peu à peu nous amener à affronter nos propres problèmes moraux, éthiques, voire politiques : orgie auto-destructrice de bouffe, hystérie des relations parents-enfants (d'ailleurs transmise à travers les générations), difficultés sexuelles dans le couple, trahison des meilleurs amis... tout ce que l'on voit ici arrive dans les meilleures familles, pas seulement chez les Soprano. Certains ont regretté à l'époque la trivialité "quotidienne" de la plupart des épisodes (jusqu'au recentrage brutal des deux derniers épisodes sur les thèmes maffieux), mais c'est justement là que se nichait la beauté de la série de David Chase, et son caractère précurseur. [écrit en 2013]
Saison 3 : Vu avec le recul des années, c'est avec cette troisième saison - magnifique - que David Chase fait atteindre aux "Soprano" cette excellence qui va en faire la référence du genre pour bien des années : en focalisant (un peu) moins son récit sur le problèmes "psy" de Tony Soprano, en ouvrant la fiction à nombre de personnages plus ou moins périphériques (on pense en particulier à l'étonnant Ralph, brillamment incarné par Joe Pantaliano...), Chase éloigne sa série de ses racines cinématographiques dont il a désormais fait le tour (la "critique" du "Parrain"), pour la transformer en une "grande fresque américaine" passionnante, drôlissime mais aussi souvent touchante. On aime de plus en plus ces personnages risibles mais terriblement proches de nous (... et on en hait certains, heureusement), on se délecte des brèves - mais saisissantes - irruptions de violence, et on savoure surtout certains épisodes qui atteignent une grandeur étonnante : le sommet de toute la série est peut être atteint ici avec "Pine Barrens", dirigé d'ailleurs par Steve Buscemi, chef d’œuvre de bouffonnerie angoissante. [Ecrit en 2014]
Saison 4 : Après deux saisons consacrées - brillamment, comme toujours - principalement à la vie quotidienne de la "troupe" des Sopranos, que cela soit la famille de Tony ou ses acolytes, les "Sopranos" reviennent "with a vengeance" avec cette quatrième saison plus que noire... Une saison qui voit la dégradation, voire la destruction, d'une bonne partie des relations entre les personnages centraux de ce "soap" hors du commun. Dépendance aux drogues dures, trahisons - minables, forcément -, combines mesquines, meurtres sordides (on a adoré haïr l'ignoble Ralph, fabuleusement incarné par Joe Pantaliano), sentiments inavouables, dépression post-911... l'Amérique du temps de Bush n'avait jamais été aussi peu reluisante, et la mythologie maffieuse établie par Coppola prend vraiment l'eau de toutes parts. Bien sûr, on rit toujours beaucoup, mais la souffrance domine désormais : le sentiment de s'approcher de la fin, la vraie, envahit peu à peu le spectateur. Lorsqu'au dernier épisode, sans doute le plus beau de la série, Carmela et Tony s'affrontent verbalement et physiquement sur les décombres de leur vie commune (au cours de plusieurs scènes où James Gandolfini et Edie Falco transcendent encore leur habituel niveau d'interprétation), le téléspectateur ne peut que se sentir happé dans le tourbillon mortifère de ces existences tragiques. [Ecrit en 2014]
Saison 5 : Plutôt mal reçue à l'époque de sa diffusion, la cinquième saison des "Soprano" avait paru marquer un palier, avant que David Chase retrouve le meilleur de son inspiration pour boucler son grand'oeuvre. 10 ans plus tard, on se demande bien pourquoi on avait pu être déçus, tant on reste ici dans la continuation de la quatrième et excellente saison : l'apparition d'un nouveau personnage, ambigu et donc passionnant, subtilement incarné par Steve Buscemi(jusque là uniquement réalisateur occasionnel), bouleverse l'équilibre perpétuellement précaire de l'univers de Tony Soprano, empêtré dans ses affaires de "famille" (la sienne, et puis celle de la "Mafia") et de plus en plus solitaire, de plus en plus aux prises à ses bouffées de violence ou d'angoisse. Si la noirceur de ton, qui est devenue la marque de la série au fil des épisodes, au point de frôler le malaise métaphysique, n'est pas tenue de bout en bout, si certains épisodes - en particulier ceux tournant autour de la vie familiale et amoureuse de Tony - n'ont pas la même force, la dernière partie de la saison, lorsque tout s'envenime, se crispe, et lorsque les réflexes les plus durs, voire les plus ignobles ressurgissent, prouve que le pire - donc le meilleur pour le téléspectateur envoûté - est toujours certain. [Ecrit en 2014]
Saison 6 - Première partie : En 2006, la polémique faisait rage sur le Net quant à un épuisement de l'inspiration de David Chase alors que les "Soprano" s'approchait de leur conclusion. On se rend compte aujourd'hui, à revoir cette magnifique avant dernière saison, qu'il n'en était rien, bien au contraire : plus introspective, plus complexe, plus lente et funèbre encore (d'où l'énervement de certains fans à l'époque), ces 12 épisodes sont littéralement renversants de beauté et d'intelligence, tant la finesse de l'écriture des situations et de la composition des personnages dépasse ce à quoi on était alors habitués, dans le monde merveilleux des séries TV, comme dans la production hollywoodienne des dernières décennies. En affrontant avec audace des questions fondamentales (le "Who am I? Where am I going?" de Tony Soprano divaguant dans son coma au cours de l'impressionnante introduction de la saison...), Chase élève encore le niveau de sa mise en perspective de nos sociétés, gangrénées par un matérialisme aussi brutal qu'auto-destructeur : soit une leçon d'intelligence et de sensibilité, toujours aussi saisissante en 2014. [Ecrit en 2014]
Saison 6 - Seconde partie : Evacuons d'abord... la polémique sur le "final" de l'une des séries TV les plus importantes de l'histoire : il s'agit là certainement d'un tour de force, d'un choc, qui transcende le déni - évident, non ? - que "les Soprano" puissent avoir une fin. Pour la première fois en sept saisons, le téléspectateur a vécu "de l'intérieur" la tension omniprésente dans la vie de Tony, a expérimenté le stress qui a conduit ce dernier aux fameuses attaques de panique qui ont justifié la série toute entière. La coupure son + image symbolise avec une brutalité littéralement insoutenable qu'il n'y a rien à faire, rien à sauver, que l'horreur est incontournable. Au delà de cette fin mémorable, cette ultime saison est certainement la meilleure depuis la première : cette fois, nul ne sera épargné - par la vie, par le scénario, mais surtout de son propre fait ; la plus puissante, dans sa manière d'adresser frontalement - une dernière fois - les problèmes actuels du mythe américain (l'intégration mise à mal par l'islamisme, l'espoir détruit par la cupidité, les idéaux minés par la bêtise générale) ; la plus "géniale", en particulier dans ses deux derniers épisodes, qui retrouvent une tension sourde et pourtant élégiaque digne des plus beaux thrillers du "vrai" cinéma. Into the Black. [Ecrit en 2014]