C'est parfois de la douleur qu'on tire la meilleure analyse. Je parle depuis cette douleur, je l'incise pour mieux la voir. Tu m'as donné de la crasse et j'en ai fait de l'or, pour citer Pacôme Thiellement, dont je vais ici emprunter à l'oeuvre – je recommande son brillant essai, Dans les yeux de Lost. Lost a effectivement une portée thérapeutique, celle des grandes œuvres vers lesquelles on se tend pour faire retour sur nous-mêmes ; comme ont pu en témoigner tellement d'autres avant moi. Le spectateur chemine en même tant que les personnages de cette fresque existentialiste vers un passé qui le(s) détermine, les maintient dans une impuissance illusoire. Il faut tuer le père, dans Lost, et dans tous les sens du terme, pour atteindre la pleine conscience, pour être un soi juste.
La série joue sur notre obsession pour le déchiffrage (qui m'a plus récemment été rappelé par ce film génial qu'est Under the silver lake), avec ces inépuisables fan-theories et exégèses, et met en place une véritable dramaturgie du mystère qui pousse sans cesse à revenir vers elle, à des allers-retours, à des révisions, des anamnèse, dans une espèce de rétroactivité constante. Depuis que j'ai terminé la série, je rêve de Lost, et je crois qu'en rêvant de Lost, j'investis le fantasme d'une destinée qui ré-ordonnerait mon chaos intérieur. D'une destinée, semblable à celle des personnages, qui m'amènerait à trouver la lumière en moi, à avoir un rôle à jouer, à revenir à la source. Pour autant, je crois que Lost nous invite aussi à nous libérer du sens caché sous les choses, dans sa structure même (bordélique) que dans son refus de donner des explications rationnelles aux évènements de l'île. Elle nous apprend à nous libérer des fictions qui nous construisent, à les détruire, celles qui devraient nous apporter des réponses toutes faites, que ces fictions soient politiques, sociales, psychologiques, ou des fictions télévisuelles (à l'image du final) pour nous en tirer. Il y a dans la série une poétique de la méditation, paradoxalement, la volonté d'un arrêt sur image contemplatif, plutôt qu'une hyper-progression vers l'avenir, et pour reprendre les mots de notre cher Pacôme, vers une modernité frénétique, un Occident obscurantiste. Il ne sert à rien d'avancer si l'on n'a pas regardé en arrière avant, si l'on a pas pansé ses plaies.
A ce titre, il me semble que Lost donne un bon exemple de ce qu'était la série avant la démocratisation du binge-watching. Le binge-watching nous a fait perdre le rapport de temporalité qui existait entre l'audience et la série, leur rendez-vous hebdomadaire. Aujourd'hui, il me semble que l'on prend moins le temps de réfléchir à l'épisode que l'on vient de voir étant donné qu'il nous en faut digérer dix autres ensuite. Cet espèce d'hyper-consommation de la série en a radicalement transformé la structure narrative, et Lost est un de ces bastions qui laissent songeur. Rien que cette année, la production sérielle a explosé : je ne veux pas faire ma réac mais je pense qu'on peut se demander légitimement si le quantitatif ne l'aurait finalement emporté sur le qualitatif (Que regarder? Pourquoi? Combien de temps?). Il se joue là comme une abolition du temps, de la durée.
En tout cas, Lost m'a laissé terrassée, émotionnellement et philosophiquement. Et je n'ai jamais rien vu de tel.