C’est comme dans cette fable, que tout le monde connaît, où le fou regarde le doigt au lieu de regarder l’astre vers lequel pointe le doigt.
Au fond du fond, on attend quoi de la mort ? Non mais vraiment ? ... Voilà la question que pose la série et à laquelle elle tente de répondre. Mais si on n’entend pas la question, ou si on ne veut pas l'entendre, ou si on fait semblant de ne pas l'entendre, alors effectivement on ne peut pas aimer Lost, ni la fin qu'elle propose (ce qui ne veut pas dire que tous ceux qui n'ont pas aimé la série ne comprennent pas la question). Lost a le mérite d'oser une vraie représentation de l’au-delà et de la spiritualité. Mais une spiritualité humaniste, sans figure divine.
J'ai vu Lost après la guerre des commentaires, après la longue litanie des déçus, des plaintifs et des agressifs. En dépit de ses qualités métaphysiques, la série comporte, il est vrai, des défauts bien réels — des longueurs, des errances, des incohérences, etc. Pourtant, il y avait quelque chose d'un peu fou dans ces récriminations sans fin, dans l'insistance avec laquelle les accusations d'escroquerie ont été ressassées ad nauseam, quelque chose d'injuste. Sans le vouloir, Lost a produit cette étonnante mise en abyme où la foule des spectateurs s'est scindée, à l'image des personnages de la série, en « hommes de science » et « hommes de foi ».
La trame générale est très simple : des gens crashés sur une île, comme dans leur vie, qui réussissent malgré tout, après mille épreuves, à rejoindre un au-delà heureux et lumineux. Le fantastique, les mystères en tout genre, même s'ils ne sont pas négligeables, restent secondaires. Ils ne font qu'habiller le récit. Mais le récit parle d'autre chose. Le plus important ici, en dernière analyse, c'est le parcours initiatique des personnages : leur rédemption réciproque. C’est-à-dire l'idée selon laquelle l'individu ne peut devenir lui-même que dans sa relation aux autres (donc une idée aux antipodes de l'individualisme dominant).
Le fait que l'intrigue se déroule dans une sorte de « purgatoire » n'a pas été pour moi une révélation ultime, mais la donnée initiale qui a éveillé ma curiosité (j'avais lu quelque part, avant de commencer le visionnage, que l'histoire avait lieu « au purgatoire après un crash d'avion »). Toutefois, comme il fallait s'y attendre, l'île n'est pas un purgatoire au sens traditionnel du terme. Les personnages n'ont pas à régler uniquement des questions d'ordre moral. Ils ont surtout à se réparer mutuellement. Untel souffre d'une image de soi désastreuse, d'autres ont vécu un conflit destructeur avec leur père... Ils vont s'en sortir grâce à leurs interactions sur l'île, par les relations qu'ils parviennent à nouer les uns avec les autres, et à travers les épreuves incessantes qui s'imposent à eux. C'est une belle idée au fond : le salut ne vient pas de l'intervention d'une divinité transcendante, mais des rapports humains eux-mêmes et de la bienveillance mutuelle à laquelle ils aspirent.
Et quelle galerie d'humanité ! Pas un personnage qui ne soit complexe, torturé, brisé. Tous sont poussés aux limites de leur être et de leurs relations aux autres. Chaque interaction a des répercussions sur d'autres interactions qui, elles-mêmes, etc., jusqu'à tisser la grande toile narrative qui légitime à elle seule la longueur du récit. Avec, en contrepoint, cette mythologie luxuriante, bordélique, envoûtante, que la série élabore patiemment, épisode après épisode, et qui entre en résonance avec l'évolution des protagonistes. Une mythologie riche de symboles hermétiques (susceptibles d'une interprétation gnostique, comme l'a montré Pacôme Thiellement), truffée de signes mystérieux, de références obscures, qui font de l'aventure une expérience hautement immersive. Quant à la créativité scénaristique, ça n'arrête pas, ça va dans tous les sens, c'est virtuose, parfois improvisé, souvent acrobatique, et on retombe sur nos pieds sans trop savoir comment. Bref, Lost est un grand foutoir plein de défauts, certes, mais ces derniers semblent mineurs face à un imaginaire aussi foisonnant.
Autre point important : la question du statut de la « réalité » dans Lost. Parmi les commentaires innombrables qu'a suscités la série, une confusion apparaît fréquemment sur le sens de ce mot. Réel ne veut pas dire terrestre. S'il y a une vie après la mort, alors cette autre vie aussi est « réelle ». En ce sens, il est possible de dire que tout est réel dans Lost (comme le dit d'ailleurs Christian à la fin du dernier épisode). Simplement, on doit distinguer plusieurs niveaux de réalité. A mon avis (mais bien entendu je peux me tromper), une bonne façon de voir les choses consiste à se représenter 2 plans de réalité : l'ici-bas (là où nous vivons) et l'au-delà (après la mort donc), chacun de ces 2 plans se subdivisant lui-même en 2 :
- (1) Un ici-bas ordinaire : celui de la vie terrestre, que nous connaissons tous et dans lequel nous évoluons jour après jour. C'est notre réalité quotidienne, le lieu où prennent place les flashbacks des premières saisons.
- (2) Un ici-bas extraordinaire : l'île et ses mystères, qui existent terrestrement. Le lieu magique où l'on peut se rendre, et dont on peut partir, puis revenir (comme le font Jack, Kate, Hurley, Sayid...), même si c'est très compliqué à chaque fois. Son caractère fantastique est le signe d'une présence de l'au-delà dans l'ici-bas.
- (3) Un au-delà ordinaire : qui a lieu après la mort terrestre, et que décrivent les flashs sideways. Les personnages y mènent une existence alternative, presque banale, c'est là qu'ils se retrouvent et se rappellent les niveaux précédents. Son caractère ordinaire indique une persistance de l'ici-bas dans l'au-delà.
- (4) Un au-delà extraordinaire : que les auteurs se gardent bien de raconter, et dont émane la lumière blanche qui apparaît à la toute fin du dernier épisode, une fois que tous les fils ont été renoués. L'astre vers lequel pointe toute la série.
L'ici-bas et l'au-delà s'interpénètrent. Il y a donc une continuité entre la vie et la mort. Pour mourir, il faut passer par les niveaux de transition (2 et 3), afin de se préparer à ce qui vient après, et « aller de l'avant ». Le purgatoire (qui n'en est pas vraiment un) a donc un pied dans la réalité de l'île et un autre dans celle des flashs sideways. Ce que nous avons commencé ici-bas, nous aurons à le poursuivre dans l'au-delà.
Et on attend quoi au juste ? S'il y a quelque chose, en fin de compte, après la mort, ça pourrait ressembler à quoi ? Lost essaye de répondre à cette question éternelle, que personne ne peut sérieusement ignorer. Plutôt ambitieux... De quoi s'agit-il ? D'un retour aux religions dans un œcuménisme globalisé ? Pas vraiment. C'est même le contraire. À la toute fin, les personnages sortent de l'église : ils n'y restent pas, ce n'était qu'un passage. Ce qui est primordial dès lors, ce ne sont pas les références religieuses, même si elles sont présentes (juste pour dire qu'on ne les écarte pas), mais le fait que les personnages soient ensemble. Enfin. Et pour de bon.
Lost nous parle d'une spiritualité sans divinité explicite — mais pas sans dimension divine. Une spiritualité qui vient en quelque sorte après les religions, située à hauteur d'homme, et qui n'existe que dans la bienveillance mutuelle, cette lumière poussant chacun à veiller au bien des autres. Au fond, toute la série ne nous dit qu'une seule chose, avec une sincérité désarmante, quelque chose d'à la fois très simple et très profond : vous verrez, ça va aller, vous pourrez instaurer des relations heureuses avec ceux qui comptent réellement pour vous. C'est ce qu'on attend tous, non ?
Alors oui, on peut trouver ça naïf, exagérément optimiste, et ça l'est sans doute, mais voilà, pour quelques uns dont je fais partie, la fin de Lost est émouvante au plus haut point, grandiose, et d’une générosité folle.