Critique de Mariés au premier regard par Franck Kelignon
Super
le 21 nov. 2019
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Bénie soit cette infâme émission !
"Mariés au premier regard" forme une admirable antithèse de la réalité de l'amour conjugal. Les producteurs de M6, à force de se caricaturer, finissent par nous ramener - bien malgré eux évidemment - à de belles conclusions, par un procédé que n'aurait pas manqué d'apprécier ce cher Chesterton.
Rappelons le concept de cette télé-réalité : les candidats, un homme et une femme, se rencontrent pour la première fois le jour de leur mariage, devant le maire et leurs familles, avec l'assurance préalable de trois "experts" qu'ils seront parfaitement compatibles avec leur moitié grâce aux résultats des nombreux tests scientifiques qu'ils ont eu à passer. Après avoir dit "oui", ils passeront quelques semaines ensemble dans des cadres paradisiaques avant de décider s'ils restent mariés ou non. Plusieurs expériences de "romances" sont ainsi menées simultanément.
Tout ici est délicieusement caricatural des idolâtries post-modernes :
Les "experts", d'abord, sont les clichés parfaits des professionnels qui ont proliféré ces dernières décennies selon le constat amer de George Trow : "Lorsqu'il n'y a plus d'adultes, alors commence le règne des experts" . Coachs en vie affective, sexologues, sociologues, andrologues... Des scientifiques et des techniciens donc, nouveaux gourous à qui l'on remet désormais nos vies intimes et la qualité de nos relations. Si je peux suggérer une idée pour la prochaine saison, nul doute que le responsable commercial de Tinder aurait toute sa place au sein de ce cénacle de mandarins !
Les médicastres recrutés pour l'émission sont à la hauteur de leur rang : captieux, arrogants, manipulateurs, ils tentent par tous les moyens possibles - parfois même par une forme de pression sur les candidats les plus crédules - à maintenir les couples en survie afin de faire valider leurs méthodes scientifiques de "compatibilité" amoureuse.
Les tests de "compatibilité", justement : les candidats, en véritables rats de laboratoire, passent une batterie de tests pour définir le profil qui leur est le plus complémentaire. Très vite on constate l'ineptie des critères retenus : ils sont pour l'essentiel sensoriels et psychologiques. Comme si l'amour n'était qu'une affaire de stimuli à appréhender par des équations complexes que des mathématiciens pourraient décoder. Comme si à terme, de simples recommandations algorithmiques pourraient remplacer notre libre arbitre et nous garantir un bonheur conjugal sans faille.
La vision du mariage enfin, purement contractuelle, formule "garanti & sans engagement". Le divorce, présenté comme une sorte de bouton reset, est envisagé dès le départ comme une option aussi probable qu'une autre, et tout aussi aisée. Bien loin d'une promesse - une parole donnée, si les mots ont un sens -, le mariage passe d'un engagement de deux êtres qui se confient à un engagement de contrat, avec tous les filets de sécurité qu'il implique.
Et bien, malgré tous les efforts déployés par la production pour cajoler les candidats , je vous le donne en mille : au terme de l'expérience, la quasi totalité des couples choisit de se séparer (je constate sur wikipédia que cela se confirme dans les autres saisons). Les seuls couples qui restent ensemble sont composés des candidats les plus fragiles et manipulables, qui n'auront pas osé dire stop durant le tournage et notamment lors de l'entretien final extrêmement dérangeant avec les "experts", qui cherchent péniblement à raviver une flamme jamais vraiment allumée, à l'aide d'un album photo retraçant les moments "vécus" à deux...
Ce n'est pourtant pas faute de vouloir faire vivre une romance à nos tourtereaux, la production ne lésinant pas sur les moyens pour créer une ambiance enchanteresse lors des cérémonies de mariage, des voyages de "noces" aux quatre coins du globe etc. Las, le malaise n'en devient que plus profond entre les amants, aucun d'entre eux ne semblant savoir ce qu'il est allé faire dans cette galère...
Descartes l'avait très bien dit : " si vous cherchez l’accomplissement, la forme finie et achevée, fuyez ce qui vous conjugue, fuyez ce qui vous contraint « aux ouvrages composés de plusieurs pièces". La conjugalité est éminemment inconfortable, aventureuse et bancale, c'est ce qui fait toute sa beauté. Elle est précisément tout l'inverse de la rigueur du contrat juridique, des moyens techniques et de l'équation mathématique...
Par son éclatante vanité, "Mariés au premier regard" nous l'atteste de façon infaillible : un mariage n'a rien d'une réussite qui se prépare et se calcule, et l'amour conjugal est bien moins une question d’élévation que de kénose, c'est à dire de tomber, à deux, nus, en se confiant maladroitement l'un à l'autre.
On ne tombe, du reste, qu'amoureux...
Merci à cette émission abjecte de nous rappeler, malgré tous ses efforts de corruption, cette magnifique vérité !
Créée
le 27 janv. 2020
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9 commentaires
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