La série porte équitablement son attention sur Jeff, son entourage et les victimes collatérales (peu sur les victimes directes). On voit ce que signifie être le parent de Jeff, son voisin (ce qui prend toute la place dans l'épisode faible centré sur Glenda) ; comme il hante ceux qu'il a approché – du malaise indistinct, qui se range à l'arrière-plan, presque dans une boîte hermétique tant que l'ombre ne plane pas, à l'obsession tragique et l'angoisse impérissable. On voit aussi ces nombreux moments de déni vigoureux de l'ampleur du problème avec Jeff, généralement car il est trop gros ou indiscernable pour être encadré (comment cette grand-mère pourrait admettre à temps une toxicité si extrême ?), puis avec un relativisme coupable de la part des autorités capables de le mettre hors d'état de nuire (comme cette réaction diabolique du juge dans l'épisode 5).
Avec la révélation des exactions vient une paradoxale libération. La lumière portée sur cette horreur n'a fait que la rendre à la fois plus familière et définitivement incompréhensible. Elle engendre une impossible sérénité pour les croyants soit en une religion, soit en la nature fondamentalement 'douce et lisse' des créatures humaines. C'est le contraire avec les proches du tueur et notamment avec son père ; l'objectivation du malaise entre les deux hommes, dont la relation était jusque-là marquée par une peur réciproque, instaure un sentiment de normalité et finalement de complicité (peut-être timidement éprouvé lors des dépeçages de jeunesse, mais au prix des efforts résignés et de l'aveuglement du père).
Au-delà du cas particulier cette série donne à voir une solitude radicale, meublée par des fantasmes morbides et une désolation 'heureusement' pauvre en affects. Dahmer apparaît incapable d'aimer : quand il semble convoiter un amant, réellement il regarde un objet à thésauriser. C'est un vecteur d'entropie [à plus haut degré que les autres vivants] ; où il vit tout devient chaotique et poisseux, concrètement il empeste son immeuble et vit soit en sous-marin soit en étranger gênant. Les meurtres sont l'expression la plus rude d'un appel du vide (« into the vortex »). Le spectateur est gagné par l'inquiétude car tout va mal tourner pour Jeff ou pour sa victime et car lui ne peut accéder à des relations saines – ou les accepter ? L'épisode 6 le montre sur la voie de la normalité et de l'épanouissement sain, mais sa nature et le contact avec son père le contrarient. Il n'y a pas de miracles, seulement des répits ; les moments de bonheur sont futiles, la menace et la perversion pèsent toujours.
Parler de mépris envers les victimes est à la fois fondé et stupide. Nous sommes focalisés sur le tueur tandis que les victimes n'existent essentiellement qu'en tant que proies. Mais la vie avant Dahmer justement ne nous intéresse pas. Certes pour Dahmer les sujets comme individus sont quelconques, interchangeables ; il leur suffisait d'être 'beaux'. Donc plusieurs de ces cibles ont une contribution de figurant. Mais aucune victime n'est ridiculisée [c'est-à-dire montrée dans une posture infamante] et la série est BLM-compatible sans devenir outrancière (sauf envers la corporation des flics qui passent pour un ramassis d'odieux, de pourris et d'incapables). D'ailleurs l'originalité notoire de ce tueur en série est la chasse hors de son groupe ethnique ; Dahmer a fait preuve d'éclectisme (contrairement à ses camarades) et d'opportunisme (en s'installant dans un quartier sous les radars).
https://zogarok.wordpress.com/2022/12/15/dahmer-saison-unique/