J'éprouvais à l'égard d'Orelsan un sentiment mitigé, déjà fait avant ce mois de décembre 2022 d'une forme de reconnaissance coupable pour ce rappeur. Reconnaissance pour l'originalité et l'efficacité de ses textes - en tout cas ceux que je connaissais - chantant pour la première fois le décalage si caractéristique qu'éprouve une bonne partie de ma génération à l'égard du monde qui nous entoure, cette sensation d'être des pièces rondes dans une société faite de trous carrés. Reconnaissance aussi pour l'origine caennaise d'Orelsan, "provinciale" par excellence, moi qui suis devenu caennais par adoption pendant quatre années et qui ai adoré voir ma nouvelle ville mise en scène dans le très bon "Comment c'est loin". Mais cette approbation tacite souffrait toujours une limite : qu'il s'agisse d'un préjugé quant à la légitimité d'un jeune blanc de classe moyenne de rapper avec succès, qu'il s'agisse du souvenir difficile des polémiques sur "Saint-Valentin" ou "Sale pute" à une époque où je n'écoutais pas encore ses sons, qu'il s'agisse enfin de la hype toujours suspecte qui entourait l'artiste.
L'avoir vu en concert à Caen en 2018 (celui-là même qu'on voit dans la série) pour la première date de sa tournée après "La fête est finie", relevait plus du passage obligé - voir un chanteur iconique et franchement pas déplaisant dans son terter, devant son public - que de l'engouement d'un fan inconditionnel. Cette soirée m'a laissé un léger goût amer, parce qu'on a partagé la fosse avec une armée de midinettes pas vraiment concernées et que Orelsan était manifestement stressé par ce premier round. Bref, je ne manquais pas de raisons d'aborder avec circonspection ce documentaire réalisé par le frangin et dont l'arrivée sonnait comme un coup marketing édifiant.
J'ai très vite chanté. On reprochera peut-être le regard excessivement subjectif, ouvertement admiratif de Clément Cotentin pour son héros d'enfance. Pour le reste, la critique s'avère beaucoup plus difficile à produire : matériau à la fois original et prolifique, profondeur historique des références, montage très professionnel, mise en scène ingénieuse malgré le matériel amateur et la jeunesse du réalisateur. "Montre jamais ça à personne" bénéficie d'un rythme efficace de bout en bout, abusant certes parfois, surtout dans la deuxième saison, d'une dramatisation de certains enjeux. Mais c'est surtout ce que la caméra donne à voir qui m'a beaucoup touché et m'a donné envie de revenir pour de vrai vers les albums de l'artiste, qui est vraiment un excellent rappeur et parolier.
Sans éluder les moments difficiles traversés par la bande de copains qui a fait d'Orelsan ce qu'il est devenu, ce documentaire explore tant la dynamique insoupçonnée du succès à l’œuvre que l'intimité d'un groupe de garçons à la fois puérils, immensément fidèles et souvent touchants. Il est passionnant de comprendre que derrière le sincère manque de confiance qui caractérise Aurélien et Guillaume, il y a une vraie passion certes, mais aussi un sens inné du marketing qu'incarnent Skread - avec un froid mystérieux et malicieux - et Ablaye - avec une joviale désinvolture. En coulisse des textes sur l'échec, le "misfit" et leurs rouages, une mécanique implacable est à l’œuvre, mais qui ne retranche rien à l'authenticité de cette aventure. Ce docu est une franche réussite qui donne envie de réécouter les albums, et qui s'insère dans le travail cohérent, curieux et redoutable d'efficacité engagé par le groupe dans la construction de la carrière d'Orelsan.