Rian Johnson est un drôle de réalisateur, et s’il n’est pas considéré par les cinéphiles européens comme un véritable auteur au sens « politique des… » du terme, cela vaut la peine de s’intéresser à son parcours singulier. Révélé avec un film (qui n’était pas son premier…) de SF parfaitement réussi, emblématique du renouveau du genre, Looper, il avait perdu des points de crédibilité en s’enferrant dans la galère disneyenne de Star Wars, avant de d’atteindre un succès commercial impressionnant avec son murder mystery quasiment parfait, A couteaux tirés. Et de renouveler le même hold up sur Netflix avec un Glass Onion certes inférieur, mais tout aussi réjouissant. Ensuite, il s’est consacré au projet bizarroïde qu’est ce Poker Face, une série TV respectant les codes du « feuilleton télé » traditionnel, en particulier à la mode américaine : un épisode par semaine, chacun représentant une énigme policière à résoudre par un enquêteur aux méthodes peu traditionnelles. Avec, bien entendu, un sujet « fil rouge » courant en arrière-plan.
Dans Poker Face, qui peut évoquer dans un genre plus white trash (on y reviendra) le fameux Mentalist, l’enquêtrice est Charlie Cane, parfaitement incarnée – de manière jubilatoire – par la très excessive Natasha Lyonne, dans un rôle assez similaire à celui qu’elle tenait dans Russian Doll : elle a un « super-pouvoir », celui de pouvoir savoir instantanément si les gens lui disent la vérité ou lui mentent, ce qui va lui permettre d’élucider une série de meurtres au fil de 8 des 10 épisodes de la série. Enfin de sa première saison… car on imagine bien qu’il y aura une suite… Le premier et dernier épisode sont quant à eux ceux du « fil rouge », qui voit Charlie croiser la route d’un dangereux truand patron d’un casino, et ce qui l’obligera à fuir et à disparaître dans l’Amérique profonde en essayant de ne laisser aucun indice permettant au tueur à gages sur ses traces de la retrouver…
En dépit de l’abattage comique bien connu de Lyonne, la réussite de chaque épisode repose sur la complexité et l’intelligence des machinations criminelles auxquelles est confrontée notre détective amatrice. Charlie est motivée la plupart du temps par l’amitié, ou au moins la sympathie qu’elle éprouve envers les victimes, en général croisées au cours de son périple « on the road », qui la voit enchaîner les petits boulots au fil de sa traversée des Etats-Unis. Il y a dans la plupart des épisodes un mécanisme de narration qui est assez malin, mais se révèle vite répétitif, et devient donc moins prépondérant dans la seconde partie de la série : on assiste d’abord au meurtre, puis Charlie Cane apparaît dans l’histoire grâce à un flashback, permettant également d’offrir un point de vue différent sur les scènes que le téléspectateur vient de regarder. Rian Johnson n’est pas l’unique scénariste de la série, mais on retrouve en filigrane son indéniable savoir-faire en la matière, tel que découvert avec les deux enquêtes de Benoît Blanc. Qui plus est, Johnson connaît l’importance de créer des seconds rôles forts, et se permet ici d’inviter au casting bon nombre d’acteurs prestigieux, mais surtout talentueux : Adrien Brody, Chloe Sevigny, Jospeh Gordon-Levitt, Ellen Barkin, Ron Pearlman, et, remercions-le pour ça, un Nick Nolte certes marqué par les années, mais toujours aussi charismatique…
Cerise sur le gâteau, non négligeable pour un téléspectateur européen, Poker Face, en bon « road movie » nous offre une coupe transversale des couches les moins favorisées de la société US, et donc l’opportunité de comprendre leur vie quotidienne, leurs passions, leurs loisirs : au fil des épisodes, on jouera dans les casions d’Atlantic City, on participera aux courses de stock car, on écoutera des groupes de heavy metal crapoteux dans des bars miteux, on se régalera d’orgies de viande dans les immenses restaurants de barbecue, on travaillera sur des effets spécieux mécaniques (pré-CGI) pour des films de série B, ou Z, etc. Tout cela, avouons-le, si peu montré dans le cinéma hollywoodien, produit par des stars richissimes vivant en Californie, est en fait plus passionnant même que les murder cases résolus par Charlie !
Alors, certes, tous les épisodes ne sont pas aussi bons. Et l’aspect répétitif du mécanisme de narration s’avère lourd. Et Natasha Lyonne en fait des tonnes (mais c’est parce qu’elle et Rian savent que nous allons craquer pour elle, de toute manière). Et on aura du mal à prétendre qu’il s’agit là de cinéma ambitieux, intellectuellement brillant, formellement novateur… Non, non, simplement voilà l’un de ces plaisirs rudes et simples, mais non dénués de profondeur, que la télévision savait nous offrir hebdomadairement, avant que la compétition entre les plateformes ne transforme tout cela en jeux d’argent et de pouvoir.
Oui, on aime Poker Face, et on n’en a pas honte !
[Critique écrite en 2024]
https://www.benzinemag.net/2024/03/29/tf1-poker-face-de-rian-johnson-retrouver-la-serie-tv-traditionnelle/