Joie. Surexcitation. Délice. Affolement. Ebranlement. Sensibilité. Sentiment. Voilà ce que l’on peut ressentir face à cette création télévisuelle d’Alan Ball, diffusée sur HBO à l’aube de l’an deux-mille. Elixir miraculeux, « Six Feet Under » se met en place autour de l’humour macabre, la lourdeur du cadre dramatique et la légèreté du soap. Mais ce que met en scène cette série, devenue générationnelle, c’est la tragédie du quotidien. Les personnages, aussi excentriques soient-ils, n’ont rien des héros de feuilletons charismatiques que l’on pourrait suivre sur cinq saisons. Cet aspect, en plus de singulariser l’œuvre, est un défi posé au spectateur : comment rendre la vie quotidienne intéressante ? Au cœur de cette réflexion, le métier d’opérateur de pompes funèbres est prétexte à l’application d’une question englobant tous les épisodes : que faire de sa vie en attendant la mort ?
Chaque personnage est rendu attachant par un profil psychologique précis. Ruth, la mère recroquevillée sur elle-même ; Nathaniel, le fils ainé et play-boy trentenaire endossant la culpabilité de n’avoir rien fait de sa vie ; David, homosexuel introverti ; et enfin Claire, adolescente rebelle cherchant sa voie. Ce beau monde, c’est la famille Fisher, qui, après la perte du père dans un accident de corbillard, se retrouve face à un héritage suranné : une société de pompes funèbres. Malgré son aspect archétypal, « Six Feet Under » ne tombe jamais dans le piège de la vulgarisation en nous entrainant dans la misère sexuelle et affective de ses protagonistes. Qu’importe leur âge, ils se sentent délaissés, et n’ont pas la capacité de se marginaliser, ou de s’exprimer. Alan Ball nous fait suivre ces chroniques ordinaires et exsangues, mais développe, au fil des épisodes, une ode à la vie métaphysique doublée d’une autopsie humaine et lumineuse de la destinée familiale.
Et, honnêtement, on ne s’attendait pas à une telle facture. On finit « Six Feet Under » comme on pourrait soutenir un être cher. À travers chaque épisode, la série prend comme prétexte l’étude des personnages pour se révéler comme un miroir authentique sur la condition humaine en plus d’une réflexion sur la vie. Le point commun entre tous ces protagonistes ? Ils sont coincés dans l’impossibilité de vivre, noyés dans leurs êtres, doutant entre l’amour et la colère. C’est là que « Six Feet Under » révèle toute sa majesté : c’est une série sur la mort, qui fait parler la vie. Ainsi, les Fisher deviennent si attachants qu’il est difficile de les abandonner au terme de la cinquième saison. Portrait de quatre personnes qui font de la mort un mode de vie, « Six Feet Under » dégage une sensibilité hors du commun la statufiant au dessus de toute concurrence.
Alan Ball nous entraine dans une valse aux mouvements subtils, observant cette Amérique post-9/11, déchirée par la guerre, le progrès, voire la drogue. Forcément, on observe une certaine redondance, et parfois, certaines scènes virent à la caricature outrancière, et certains personnages, volontairement myrmidons, nous poussent à nous interroger sur les intentions des scénaristes. Néanmoins, « Six Feet Under » ne laisse pas ses vers la dévorer. Petit à petit, les personnages doivent se prendre en main, et la famille doit survivre aux défis que lui lance le monde extérieur. Au fur à mesure que sa complexité grandit, la série utilise de nombreux stéréotypes propres au soap, avec comme ambition de les retourner. On pense à « Nate », qui, sous sa carapace de personnage sympathique et de don Juan, se révèle profondément divisé, sensible et émouvant. Mais surtout, on pense à Nathaniel Fisher Sr., décédé dès le début du feuilleton. Il est au départ décrit comme un homme mystérieux, austère et vieillissant, mais finit par se démasquer sous la forme d’un fumeur de marijuana drôle et déjanté. Ainsi, via ce procédé presque ludique nous conduisant à explorer les facettes de chaque personnage, « Six Feet Under » devient autre chose qu’une série reflétant le destin dramatique d’une famille. C’est une œuvre cristallisant son spectateur. Filmer leurs vies, pour nous rendre plus conscients de la notre.
Et si seulement on pouvait s’arrêter là… Mais rarement, voire jamais, une série aura transmis avec autant de sagesse et de subtilité le sentiment amoureux. Chaque relation (Ruth/George ; David/Keith ; Claire/Billy ; Nathaniell/Brenda) se construit en parallèle avec une autre, ce qui permet aux spectateurs de se jeter dans les troubles des personnages. Ils veulent tous être heureux, mais, dans leurs vies, le bonheur n’est qu’une parenthèse. Brenda est le personnage le plus torturé. Fille d’une mère psychologue bling-bling et nymphomane, proie des penchants incestueux de son frère, obligée de se faire passer pour la mère d’un enfant qui n’est pas le sien, incapable de faire durer une relation. Elle dispose pourtant d’une place de girlfriend très influente au sein de la structure narrative de la série. Une structure si logique que son évolution s’emploie à nous faire part d’une fluidité, d’une lucidité et d’une limpidité sidérante.
On a parfois le sentiment d’assister à une véritable tragédie, alors qu’au fond, « Six Feet Under » illustre la mort comme une chose absurde que nous devons traverser, car sans elle, la vie ne vaut pas d’être vécue. À la fin, il est difficile de quitter ces personnages, tellement que l’on ne résiste pas à la tentation d’une larme. Le final, gracieusement grotesque, se constitue comme un hymne à la vie sur la route de l’existence, montrant à quel point personne n’échappe à la mort, tout en donnant envie de vivre. Oui, « Six Feet Under » est l’archétype de la série qui change votre existence, votre façon de voir les autres et votre façon de vous voir vous-même. Une splendeur qui vous hante à jamais.
« You can’t take a picture of this. It’s already gone ».