J'écris rarement à la première personne mais sur un morceau comme ça, pas envie de prendre de la distance.
Je suis un noob en séries. Vraiment. Jamais le temps de m'y mettre mais c'est pas l'envie qui manque. Hormis la très courte Paranoïa Agent j'arrive même pas à me souvenir d'une que j'aurais vue en entier, c'est dire. Ca me travaillait une année après l'autre, fallait que je saute le pas, que je lâche un peu le grand écran.
Dans les conversations, un nom revenait souvent : Six Feet Under. Pas plus tard qu'à l'hiver 2013, posé au pub avec des amies, fallait que je quitte la table par peur de me faire spoiler : l'une en parle, le visage de l'autre s'illumine et on sentait qu'elles auraient pu y passer des heures à se raconter des passages comme s'il s'agissait de leurs vies à elles. Ce soir là, il n'y avait pas @Juliett, une de mes proches amies qui se planque parmi les membres les plus discrets de SensCritique. Elle m'a récemment donné le coup de pied au cul dont j'avais besoin. "Promis, je regarderai ça !". Le lendemain, coup de folie : je tombe sur le coffret DVD intégrale chez mes potes Gibert et Joseph. D'occase, 60 euros. Bim, je passe en caisse, ma carte bleue devient squelettique, je me sens mal de m'être ruiné.
Meuf, t'as intérêt à ce qu'elle soit bien ta série sinon, c'est fini entre nous.
Nate. David. Claire. Ruth. Rico. Brenda. Billy. Et tous les autres.
Avant, ces prénoms ne me disaient rien. Désormais, c'est une foule de souvenirs qui remontent avec eux. Pourtant, Six Feet Under, raconté vite fait, ça a l'air chelou, limite autiste. Les sonorités du générique évoquent la musique du Monde de Némo alors que ses morts en cascade renvoient à une version premier degré de Destination finale. Et on y cause, beaucoup. De préférence entre quatre murs. Souvent les mêmes d'ailleurs, ceux d'une demeure familiale qui est aussi le lieu de travail de ses aînés, entreprise de pompes funèbres dont le patriarche rejoint sa dernière demeure dès le pilote. Boum, accident, rideau. Trois lignes de dialogue et le voilà déjà hors jeu. Ou pas. Le bougre se marre bien depuis qu'il a clamecé : il rend visite à sa petite famille, dans les bons moments comme dans les mauvais. La première fois, on en rigole. Les suivantes, on en prend l'habitude. C'est là le premier atout séduisant de SFU : on s'y sent vite chez soi. Que les morts parlent n'est plus une surprise, tout comme le décès d'un personnage anonyme en guise d'introduction à chaque épisode. On finit par s'y attendre, et on craint une seule chose, c'est que le début du prochain concerne un personnage important.
Car les morts ont droit de cité tout au long de la série. Il arrive même qu'il se parlent entre eux, voire que la Grande Faucheuse et la Vie en personne tapent le carton avec le papa décédé. Mais hors de question que cela rende le deuil plus facile, pour eux comme pour nous. Récit par l'intime d'un quotidien inhabituel, ses protagonistes principaux étant confrontés à la mort dès leur plus jeune âge, Six Feet Under parvient à tenir la distance avec la variété de ses enjeux dramatiques. Non parce que la série parle de gens ordinaires, mais parce qu'elle le fait avec un talent extraordinaire. Pas de grande quête dans un monde inconnu ni de grand destin à accomplir dans cette série-là, juste une poignée d'archétypes que l'écriture transcende en les fondant dans une brillante étude de moeurs. L'évolution des personnages est d'ailleurs ce qui compte le plus au fil de ces cinq saisons, la préciosité irritante des uns pouvant se révéler peu à peu aussi attachante que la truculence des autres. Et si la série dans son ensemble évite de prendre un ton professoral, on en sort avec la sensation d'avoir écouté le récit, plein de sagesse et d'angoisse, d'une vie entière. La conséquence d'un travail de dialoguiste et d'une interprétation hors normes. Et, surtout, d'une conclusion rien moins que bouleversante.
Arrivé au dernier épisode, je n'avais aucune envie que tout se termine, encore moins de faire mes adieux à la famille Fisher et à tous les personnages qui l'entourent. C'est la première fois que je vois une série en entier. C'est la première fois que je pleure devant une série. Pas la petite larme polie qui te laisse ta dignité, non, celles qui viennent en groupe et te font un bien fou. T'en as plus rien à faire de te sentir idiot devant ta télé car tu réalises d'un coup que t'as passé environ 72 heures complètes avec ces personnages. D'ailleurs, je me suis sans doute senti encore plus faible que tout le monde vu que je découvre ça avec neuf ans de retard. Pas grave, le mal est fait. La progression de Six Feet Under, la puissance de ses arcs dramatiques et l'audace toute personnelle de ses procédés narratifs préparaient donc doucement cette conclusion. Tenir un tel niveau de densité sur cinq saisons (les deux premières sont très bonnes, les suivantes exceptionnelles), c'est déjà brillant. Profiter de ces dix dernières minutes pour donner une telle portée émotionnelle à l'ensemble, c'est d'une maîtrise surnaturelle. Peu importe que l'idée de base, le montage et la lumière de cet épilogue pillent (volontairement ?) ceux de La 25e heure de Spike Lee, sorti deux ans plus tôt. L'inspiration est légitime et le résultat sans commune mesure. Crève-coeur sidérant d'intelligence, la fin de SFU fait honneur à des protagonistes pour qui le public aura, à ce stade, développé une affection sans bornes.
Bref, ça y est, j'ai vu une série en entier : c'était Six Feet Under. Je comprends sa réputation flatteuse et sa moyenne spectaculaire. Il y aurait bien quelques maladresses d'écriture à signaler, perdues entre deux saisons, mais ce serait comme parler de son meilleur ami en commençant par ses petits défauts. On s'en fout. Complètement. Les souvenirs que j'ai de ce show, ils sont partis pour m'accompagner pendant de longues années. A vrai dire, je tuerais pour passer une journée à refaire le monde avec Claire, à transporter un macchabée avec David, à boire des bières avec Nate, à me marrer avec Rico... Ou, simplement, à ranger la maison avec Ruth. Si un personnage m'a ému, c'est bien elle. On a tous notre favori. Au début, elle m'agaçait. Arrivé à la dernière saison, je voulais la serrer dans mes bras cette petite femme un peu dépassée dont la retenue masque un coeur gros comme ça.
Tous ces gens n'existent pas et bon sang, qu'est-ce qu'ils vont me manquer... Pas la peine d'en chercher trace sur mon testament : mon coffret DVD, je me ferai enterrer avec.
-> Pour une lecture plus complète, j'ai rédigé un nouvel article sur Six Feet Under, cette fois co-écrit avec Lehane et publié au sein de la web-revue L'Infini Détail.