Étudiologie comparée du rire de brousse et de savane

Il y a certainement une jubilation à voir suspendue, déréglée, la marche naturelle des choses, sinon on ne rirait pas en voyant un homme glisser sur une peau de banane. Il ne faut pas aller chercher plus loin l’origine de l’humour absurde : il dérègle, sape, l’ordre rationnel auquel nous habitue la vie de tous les jours. On pourrait classer The Eric André Show là-dedans, si ce n’est qu’il s’emploie non à dérègler mais carrément à mettre en pièce la logique du monde, pour lui substituer une version hallucinatoire et hystérique voilà maintenant plus de 10 ans.

Extrait

Chaque gag sape un peu plus la logique des choses, pourtant déjà fragile au commencement du sketch : un homme déguisé en pizza avec un extincteur et se présentant comme « Mr Burrito ». Mais la destruction au travail ne se limite pas à l’enchainement des évènements, elle attaque aussi le langage, dont elle vide de sens les automatismes communicationnels (« we spoke earlier », « since i started this speech… ») dont sont truffés les discours contemporains. Ce comique est en fait assez voisin de cette jubilation à tout détruire, sauf qu’elle prend ici pour objet rien de moins que l’ordre intelligible du monde. Il n’est à ce titre pas anodin qu’Eric André lui-même s’amuse régulièrement à tout casser de façon soudaine, par exemple lors de chaque générique.

Comme si cette plongée sans fin dans le non-sens, de sketchs en interviews, n’était pas suffisante, l’humouriste en rajoute à chaque fois une couche avec les effets de post-production, dont l’usage est ici tout à fait décisif, comme outil de dérèglement supplémentaire. Non seulement quand elle ajoute une couche d’absurde comme dans le sketch ci-dessus : « And that is pizza safety », comme si ce qu’on venait de voir était tout à fait ce qui était prévu et non quelque chose qui a mal tourné (à noter aussi l’indéniable rôle comique du bruit de klaxon exagéré avant que la raclée ne commence) ; mais aussi quand ces effets visuels servent à donner une chute renversante d’absurde à un sketch relativement banal, voire à l’élever au rang d’hilarante bizarrerie.

Cette destruction du sens des choses se fait en ramenant l’essentiel des gags à du matériel ou du trivial : des chutes, des bastons, du vomi, de la merde et j’en passe … le tout sans lien logique. Ainsi débarrassé de la contrainte de produire le moindre sens, Eric André peut se permettre de condenser ses sketchs au maximum. Cette frénésie dans le montage produit 1/ un timing comique absolument parfait, où le spectateur court constamment derrière les gags, avec un ratio gag par seconde intense, d’où cette sensation que les épisodes paraissent plus longs qu’ils ne le sont 2/ une couche supplémentaire de non-sens en brisant nos habitudes de perception avec des plans très courts et des raccords totalement aléatoires, qui transforme parfois un sketch absurde en une espèce de mélodie bizarre, comme un morceau de musique expérimentale qui produit sa propre harmonie en organisant le chaos.

On touche ici à une forme d’humour épuré, débarrassé de tout le superflu, pour atteindre un idéal de comique pur et de rire ininterrompu. Un acte de profonde malveillance envers un monde incommodant, bien plus subversif que l’humour explicitement politique qui s’attache, lui, à remettre le monde sur ses pieds en en montrant les illogismes, en se tenant bien à son chevet. Ce qu’il y a à la fois de plus avant-gardiste et de plus efficace, voilà le surprenant croisement où se tient le génie absolu du Eric André Show.