A l’annonce d’une troisième saison de Twin Peaks, série mythique des années 90 écrite et réalisée par le duo David Lynch – Mark Frost, mes inquiétudes étaient nombreuses : comment relancer la série et son esprit si particulier, mêlant polar et soap opera, comédie et métaphysique, qui s’était largement essoufflée tout au long d’une saison 2 inégale ? Allait-on retomber dans les mêmes égarements scénaristiques ? Comment s’en sortir alors que Cooper, l’agent du FBI chargé de l’enquête sur Laura Palmer, était lui-même habité par le mal absolu, Bob ?
C’était sans compter le génie de Lynch qui, à rebours de toutes les attentes, a court-circuité les codes de la série, pour en faire un film en 18 parties. Alors oui, les déçus sont nombreux, dans les journaux ou ailleurs, à regretter une série qui, à l’œil d’un spectateur non averti, semble ne pas avoir de fil conducteur, pleine de scènes qui n’ont pas de rôle dans l’avancée de l’intrigue. Ici, pas d’élément perturbateur en fin d’épisode pour garder le spectateur en haleine d’une semaine sur l’autre, mais des scènes longues, un monde au ralenti, à l’image de son personnage principal, le bon Dale Cooper (génial Kyle MacLachlan), apathique Dougie incapable de parler et d’agir par lui-même.
Et c’est là, dans la lenteur d’un monde dominé par le mal, comme englobé dans la Black Lodge, mais où la bonté ou même l’amour parfois surgissent par un geste, un regard, que la série émerveille.
C’est dans ces fameuses scènes « pour rien », à l’écart de l’intrigue, que se tient le cœur du propos d’un homme qui reste, malgré tout, optimiste quant à la nature humaine. C’est dans le regard horrifié et désolé des passant témoins de la mort d’un petit garçon, renversé par le camion de Richard Horne (Eamon Farren, drogué et maléfique). C’est dans le regard de Gordon Cole (David Lynch), plein de bienveillance, lorsqu’il surprend son associé Albert (Miguel Ferrer) en rendez-vous romantique avec la médecin légiste de la police de Buckhorn. Enfin, c’est dans le personnage tout entier de Dougie, le bon Cooper revenu de la Black Lodge, toujours souriant, plein d’une insouciance toute juvénile et crédule, amoureux du café et des insignes de police, obligé de réapprendre à tout faire (s’asseoir, manger, aller aux toilettes), et dont les rares moments de lucidité sont des rappels à la beauté perdue de l’ancien monde de Twin Peaks (comme cette merveilleuse scène où Dougie tourne la tête lorsqu’il entend un morceau qui semble lui rappeler quelque chose, et qu’il sourit).
Bref, les exemples ne manquent pas, et résonnent avec la filmographie de Lynch : on repense aux nains qui libérait John Merrick de sa cage, enfermé par son ancien maître dans Elephant Man, à l’enquête de Jeffrey dont la pureté jurait avec la perversité du psychopathe Frank Booth dans Blue Velvet, ou encore à l’ingénue Betty Elms, jeune provinciale débarquant à Hollywood dans Mulholland Drive. Dans Twin Peaks, David Lynch va plus loin : le mal, représenté par des mendiants sales (comme dans Mulholland Drive) a une origine historique bien tangible : les essais nucléaires de 1945 au Nouveau Mexique, présentés dans la partie 8, sans aucun doute la plus radicale et épurée de la saison 3.
La beauté de ces actes, de ces personnages vient aussi du fait qu’ils doutent, là où les mauvais sont sûrs de leurs faits, sans remise en question : l’inquiétude et le doute de Big Ed, à Twin Peaks, amoureux de Norma mais fidèle à Nadine, tranche avec l’assurance de Mr C. qui défie une bande entière de bandits sans ciller. C’est qu’il est facile de faire le mal (la perversion annulant par essence les autres comme êtres humains), là où être bon n’est pas évident, puisqu’il faut toujours prendre en compte l’altérité et sa complexité.
Ce qui faisait la force des deux premières saisons, c’était le savant mélange des genres, qui reste d’actualité avec la saison 3 : le burlesque (le personnage de Dougie est, en soi, un ressort comique central dans le scénario), mêlé à la gravité du fait divers dramatique (le meurtre d’une lycéenne dans une ville de province) et à l’horreur du mal absolu (Bob dans la saison 1 et 2, Mr C. dans la saison 3), le tout dans un rapport presque mystique au monde (la femme à la bûche (feu Catherine E. Coulson), qui transmet des messages venant des arbres et de sa bûche ; la Black Lodge).
Mais là où la saison 3 fait la synthèse avec le reste de l’œuvre de Lynch, c’est que, à l’image de son générique, elle fait appel au rêve : les premières scènes dans la Black Lodge où Cooper est aidé par une femme aux yeux cousus dans une sorte de vaisseau spatial, l’ambiance anxiogène de la partie 8 et le palais doré du géant, ou encore le rêve de Gordon Cole impliquant Monica Bellucci qui lui explique d’ailleurs que « Nous vivons tous dans un rêve ». Lorsqu’il rencontre le mysticisme de la femme à la bûche et le drame du quotidien, l’onirisme de Twin Peaks donne une vertigineuse scène tragique : la femme à la bûche, le tuyau à oxygène sous le nez, les cheveux rasés, les yeux inquiets et tristes, appelant Hawk pour lui annoncer « I’m dying, Hawk, I’m dying ».
L’onirisme côtoie le réel, ils sont même indissociables et l’un est un prétexte pour souligner l’autre. C’est la conclusion de la série, fondamentalement pessimiste (et qui, en cela, jure avec le reste de la saison) : il y aura toujours des Laura Palmer, et rien ne réparera jamais les crimes du passé.
Enfin, là où cette saison est touchante, c’est qu’elle marque, en plus des adieux à Twin Peaks, les adieux au cinéma de Lynch (du moins d’après ses dernières annonces). Dès lors, les thèmes traités, reprenant ses films précédents, mais aussi les acteurs choisis (Kyle MacLachlan, Laura Dern, Naomi Watts) sonnent comme un au revoir de Lynch à son public, qui atteint son paroxysme dans la scène magnifique de la partie 17 où Gordon Cole (David Lynch) pose un regard plein de tristesse sur Diane et Cooper (Laura Dern (Blue Velvet, Sailor et Lula, Inland Empire) et Kyle MacLachlan (Dune, Blue Velvet)), ses acteurs favoris) s’embrassant, après que Cooper a lui-même dit au revoir à Janey-E (Naomi Watts, Mulholland Drive, Inland Empire).