Inutile de comparer séries américaines et séries françaises, comme on le fait bien trop souvent. Reconnaissons simplement l'extrême qualité de celle-ci, Un village français, qui par bien des aspects, doit sûrement ne pas avoir du tout son pendant américain, et qui mériterait sans doute de se hisser parmi ce qu'il se fait de mieux internationalement en termes de séries.
Un village français, c'est d'abord un projet extrêmement ambitieux et d'une importance capitale sur bien des aspects, pour nous autres Français, et par rapport à nous-mêmes. Un village français témoigne d'un changement majeur dans l'historiographie sur la Seconde Guerre Mondiale en France : après le mythe résistantialiste et le mythe du "tous collabos", nous accédons, avec le recul, à une espèce de sérénité qu'Un village français permet largement d'illustrer : sans essentialiser les uns ou les autres aspects de la période, la série offre un tableau vivant, complexe, modéré et fascinant de la vie d'une petite ville de province de la France occupée puis libérée. A l'heure où cette période trouble demeure sans cesse invoquée par la sphère politique pour inlassablement nous diviser, nous accabler de remords, et, au fond, nous manipuler, Un village français offre un travail nécessaire, et par certains aspects d'un grand courage.
L'aide apportée par Jean-Pierre Azéma, historien spécialiste de l'occupation, y est pour beaucoup. C'est un réel plaisir de voir une œuvre de télévision se donner pour objectif de respecter un contexte historique, tout en l'utilisant pour produire une esthétique et une réflexion particulières. Tous les mythes sur cette époque sont nuancés avec une rigueur et une méthode implacables, sans jamais perdre de vue l'impératif de réalisme. A ce titre, la grande force de l’œuvre est de proposer de suivre et d'évoquer des personnages aux profils variés : toutes les couches sociales et toutes les idées politiques, ou presque, sont représentées. Ce sont des hommes et des femmes qui auraient pu rester banals, simples, si les évènements ne les avaient pas poussé à changer, à s'investir dans les intrigues de leur époque. D'ailleurs, il ne faut pas s'y méprendre : Un village français ne raconte pas la vie ordinaire de personnes ordinaires, mais la vie (relativement) extraordinaire de personnes qui étaient ordinaires, et qui auraient pu le rester. Mais les premières demeurent là, en arrière-plan, et sont habilement mis en lumière quand il le faut, pour exposer telle ou telle idée. C'est une autre grande force de la série : rien n'est jamais gratuit, il y a toujours une réflexion à tirer de presque chaque scène, de presque chaque dialogue.
Aussi, nous voyons la vie de notre village et de nos protagonistes évoluer avec le temps, au fil des saisons. L'intrigue est parfaitement linéaire, et suit une contextualisation rigoureuse. On sent très bien les différentes ruptures historiques qui s'opèrent tout au long de la période, et la tension de la série restitue à merveille l'ambiance qui en découle. Ainsi, nous débutons sur le grand désordre produit par la campagne de 1940 puis par les débuts de l'occupation. Au début, il n'y a qu'un quotidien assez "banal", d'où surgissent quelques épisodes violents et choquants, mais qui demeurent acceptables, supportables. Puis l'on sent un durcissement progressif : la violence et la dureté se font de plus en plus omniprésents, pour bannir presque totalement toute joie, ou tout soulagement. La collaboration est de plus en plus impossible, les Allemands et le régime de Vichy sont de plus en plus exigeants, implacables, les administrateurs français perdent rapidement tout pouvoir, toute marche de manœuvre. 1942 est le moment où tout bascule : les Français soutiennent de moins en moins Vichy, et l'arrestation des Juifs, le STO, le non-aboutissement des promesses de Pétain sur la libération des prisonniers de guerre français et la Milice sont les gouttes d'eau qui font déborder le vase : c'est le fameux « mauvais vent qui se lève » pour reprendre l'allocution du Maréchal. En parallèle, la résistance grandit, s'alimentant des mécontents de tous bords et des déserteurs du STO, pas forcément convaincus d'autre chose que de leur manque d'inspiration à l'idée de travailler en Allemagne gratis. Puis l'espoir grandit, la Libération se sent de plus en plus proche. Or, sa venue correspond sans conteste à l'apogée de l'horreur et de la dureté que dégage la série : elle ne satisfait pas, elle fait éclater les rancœurs, les haines, elle désavoue les espoirs de bâtir une France meilleure. Les résistants s'ennuient avec la paix, les magouilles politiciennes reprennent avec une vigueur renouvelée, chacun cherchant à tirer à lui la résistance pour asseoir sa place, l'économie capitaliste se remet en place, et avec elle ses dissensions sociales. Et bien sûr, il y a l'épuration ainsi que toutes ses injustices dont le spectateur est tout particulièrement le témoin atterré. Vingt à soixante ans plus tard, quand les protagonistes âgés y repensent, il y a une amertume profonde, un goût acre dans la bouche : ils n'avaient certainement pas rêvé du monde qui est advenu. La diatribe de Daniel Larcher dans le café "en toc" bien conforme à la mode des années 70 en dit long.
En un sens, Un village français est une œuvre cruelle avec le spectateur : elle étale ostensiblement tous les maux, toutes les injustices, tous les paradoxes, toutes les horreurs du genre humain, de façon crue et d'une justesse insupportable. Mais on pourrait reprocher à la série de trop se vautrer sadiquement dans ce marasme sinistre, sans jamais, ou peu, évoquer ses pendants : elle manque des petites joies, des douceurs et, en partie, des beautés qui illustrent également la vie humaine, comme nécessairement complémentaires à ses peines sus-mentionnées. Encore que pas tout à fait : il y a ce côté poétique, contemplatif, simple et beau qu'on retrouve épisodiquement chez certains personnages, ou dans les images, le montage. En ceci, Un village français renoue un peu avec cette figure existentialiste du héros béat et perdu dans la dureté et l'horreur de son époque qui est si chère au cinéma français, surtout celui traitant des évènements du XXe siècle (Un taxi pour Tobrouk, Un week-end à Zoydcoote, Capitaine Conan par exemple). Mais le discours est moins manichéen, car il ne prend pas vraiment parti. Ou en tout cas, pas en autre chose que celui d'un désir de vérité et de réalisme. A ce titre, Un village français élabore un discours qui dépasse largement le contexte historique traité, qui peut-être transposé à n'importe quelle époque. Un discours qui, en un sens, ébranle sans ménagements toutes les convictions.
Aussi, il y a d'une part démythification d'un contexte historique et, d'autre part, mise en exergue d'une multitude de réalités humaines difficiles à admettre. Mais dans l'un comme dans l'autre, il n'y a pas réellement de jugement arbitraire : les faits sont expliqués, nuancés, parfois contre-balancés par autre chose. La série pénètre profondément la psychologie des personnages, leur vécu, leurs aspirations, leurs rêves, leurs idéaux, pour en faire ce qu'ils sont : des humains, tout simplement. Tout a une justification, une explication, un sens, aussi relatifs qu'ils soient, aussi peu valables soient-ils pour excuser les actes commis. Mais il demeure un message à mon sens essentiel : un message profondément humain, qui invite à penser l'humain tel qu'il est, avec une certaine tolérance et une certaine bienveillance.
Aussi, les communistes ne sont-ils pas que des héros, aussi est-il rappelé leur position avant la rupture du pacte germano-soviétique, leur adhésion totale et totalitaire aux idées du Parti, leur déni profond d'individualité (qui remettrait bien en place les communistes "individualistes petits-bourgeois" de notre époque !), aussi y a-t-il parmi eux des idéalistes souhaitant sincèrement changer le monde, mais aveuglés par leurs idées et dépassés par les réalités politiciennes. Aussi les résistants ne sont-ils pas tous des héros et, quoi que souvent courageux et forts d'une grande conviction, leurs actions restent d'une humilité qui contraste nettement avec le discours tenu après la libération. Aussi les miliciens et l'extrême droite n'étaient pas tous que des monstres et des brutes, mais aussi des hommes de conviction, souhaitant eux aussi sincèrement faire advenir un monde meilleur. Aussi les collaborateurs n'ont pas tous agi sciemment, ont-ils été victimes d'un contexte, ont-ils été entrainés dans un processus qu'ils ne maîtrisaient pas (avec rupture en 1942). Aussi un pétainiste tombe-t-il amoureux d'une juive, aussi un Juif qui, jusque là, semblait bien se ficher de son identité, y puise de quoi surmonter les épreuves (l'épuration des Juifs aurait-elle renforcé leur sentiment de judaïté, ironiquement ?) etc. Aussi les Américains n'ont-ils pas été que de grands libérateurs tout de blancs vêtus, ni les Allemands de cruels et méchants envahisseurs, ni les Juifs de simples victimes innocentes, après la guerre. Le traitement, d'ailleurs, des crimes de guerre américains, de la volonté d'inféodation de la France par les Etats-Unis, de la justification de la colonisation de la Palestine par les Juifs et de la violence par laquelle ils ont fait taire les discours contradictoires après la Libération est d'un courage hautement admirable, dont nous ne pourrons jamais remercier assez les auteurs de cette série, et qui termine d'illustrer leur bonne foi et leur sincérité.
Il y aurait bien et bien d'autres choses encore à dire sur le génie qui agit dans l'illustration de chaque évolution historique, de chaque fait, dans la psychologie des personnages, dans cette représentation vivante et passionnante des relations sociales de la France des années 1940, où l'on sent toujours l'érudit chercher à faire passer un message, une réflexion, pour édifier et instruire le spectateur. Chose si rare, de nos jours ! Et encore ne prenais-je pas le temps d'évoquer tout ce qu'illustre la série sur l'homme : goût pour la violence (de façon "vile" chez Müller, "noble" chez Antoine), complexité des rapports hommes/femmes, contradictions dans la vie politique, difficultés à gouverner moralement, place de la spiritualité comme source de réconfort, rapports amoureux paradoxaux...
Tout ceci, tout ce tableau humain passionnant, juste, captivant, est servi par une production et des acteurs de qualité. (surtout si l'on devait les comparer aux médiocres performances de ceux de Games of Thrones par exemple...) Par un parti-pris esthétique, même, qui offre parfois de très belles scènes, pleines de poésie, d'onirisme, et des dialogues profonds, qui marquent immédiatement le spectateur.
La scène où Raymond enterre Marie, par exemple, ou celle où Suzanne enterre Marcel, puis le dialogue qu'elle a avec Daniel.
Il y a des dialogues géniaux, et des images très belles, qui marquent. « Vous y croyez vraiment, à la libération ? » « Vous croyez bien en Dieu... » Les costumes et les paysages sont en outre très beaux, et laissent bien souvent rêveur... Il est sûr, en tout cas, que des moyens ont été mis, et qu'on ne s'est absolument pas contenté à essayer de "filmer simplement et pas cher". Au contraire, même si la mise en scène n'est pas toujours très subtile, il y a un véritable effort, une recherche, une volonté artistique très forts.
Bref, cette série a bien des mérites. Elle est émotionnellement bouleversante, sensiblement très belle et touchante, intellectuellement passionnante et stimulante. Quant à l'intrigue, je reconnais ne pas être très sensible généralement aux mécanismes à suspense, mais je suppose qu'elle apporte tous les rebondissements nécessaires pour rendre le tout stimulant et palpitant.
A elle seule, cette série nous oblige, en tant que Français, à ne pas avoir à rougir de nos productions télévisées. Bien au contraire !