C’est par un lundi qui ne ressembla à aucun autre que nous nous vîmes pour la première et dernière fois. Une mystérieuse conjonction des astres (une étoile noire ?) me fit alors, pour te rejoindre, traverser à pied une bonne partie d’un Paris silencieux et blanc, la présence d’un épais et immaculé tapis de neige n’expliquant pas seule un moyen de locomotion tout à fait inhabituel chez moi. La France, et plus encore sa capitale, était en effet depuis plusieurs jours paralysée par un mouvement social d’une ampleur stupéfiante, mouvement qui n’avait pas pour seule explication le caractère cassant et hautin du premier ministre de l’époque, dont il fut rapidement dit que tout avenir politique lui était interdit.
Plus étonnant que tout, c’était le jour de mon anniversaire, et j’avais rendez-vous avec toi.
Parce que vois-tu, en cet hiver 95, la carrière que je venais d’embrasser avec une avidité fébrile était en train de vivre les derniers instants d’une grandeur et d’une opulence qui m’était quotidiennement rappelées par mes ainés, et la possibilité qu’une dizaine de vendeurs disque de la Fnac soient choisis, sur l’ensemble du territoire, pour assister à un concert privé qui devait être retransmis dans l’ensemble des magasins du pays n’était pas encore saugrenue. C’était une époque où une équipe disque d’un magasin de province de la taille de Marseille ou Montpellier comptait une vingtaine de vendeurs (là où aujourd’hui à trois ils sont au complet) et les dieux rigolards du rock se sont sans aucun doute penchés sur ma silhouette de jeune soiffard jouisseur: je ne sais par quel concours de circonstance miraculeux (à part mon amour absolu auto-proclamé pour toi et une fougue que seule la jeunesse pouvait expliquer) je fus choisi comme un des heureux élus. Comment ne pas croire au destin quand on m’expliqua que tu avais choisi le jour où je naissais, 27 ans auparavant, pour donner ce concert exceptionnel ?
Et donc voilà, j’avais alors sauté dans un des derniers TGV qui acceptait de rouler avant le blackout total, avais rendu une de mes dernières visites au paternel qui devait quelques années plus tard succomber sous les mêmes coups que ceux qui viennent de te terrasser, et avais fini par prendre place dans cet amphi minuscule, d’où, du deuxième rang sur lequel j’eus l’insigne honneur de poser mon postérieur ému (c'est son meilleur profil), je t’ai vu livrer un set imparable, là, à moins de 5 mètres de moi, au milieu de moins de 200 spectateurs ébahis.
Je parlais de rencontre. Bien sûr, je t’avais vu une autre fois, dans le cadre plus classique d’un concert normal (mais peut-on associer un tel terme à un de tes shows?) qui ne permettait pas un échange de regard. Alors qu’au cours de cette petite heure tétanisante, dans une telle proximité, ces échanges furent nombreux. Un cadeau fut-il un jour plus cosmique et inoubliable ?
Chaque génération se moque gentiment de la précédente en pointant d’un doigt narquois la technique parfois dépassée des œuvres dont elle accoucha ou ses artistes qui ne lui survécurent pas, et avec toi, mon salaud, c’est un nouveau pan de l’histoire de la musique du 20ème siècle qui vient de s’écrouler, cloitrant ceux de mon âge, avec un bruit lugubre, dans la catégorie des vieux cons d’aujourd’hui et de toujours.
Parce que, vois-tu, j’ai presque tout aimé de toi, des premières lignes de basses bondissantes de tes vertes années jusqu’à tes expérimentations les plus étranges. La simple idée que cette collection miraculeuse puisse être considérée comme désormais close est bien le plus mauvaise idée que pouvait nous réserver ce début 2016. Mais comment t’en vouloir après un demi-siècle d’éternité foudroyante ?
L’album du moment était Outside. A tout jamais je resterai inside.
Le 11 janvier 2016